Le Mystère des sentiments
Alors que les soldats avaient imploré en chœur la venue du Dieu, celsui-ci les raccompagna jusqu’au navire. Durant tout le long du trajet, Narshka eut la désagréable sensation que quelque chose le tenait encore prisonnier, comme un lien entre lui… et la planète.
Chaque fois que ses pieds effleuraient la terre, c’était comme si Liacar lui envoyait des ondes mystiques qui faisaient frissonner le Dieu. Il avait l’impression qu’elle lui parlait, à tout instant. Qu’elle le caressait. L’embrassait. Le gardait près d’elle à chacun de ses pas.
A plusieurs reprises, il observait ses mains tout en marchant. Il sentait son pouvoir pulser dans ses veines, mais un pouvoir amoindri et encore timide. Il serra les poings, les desserra, puis les resserra, et refit le mouvement plusieurs fois. Loneron le regardait d’un air curieux et intrigué. L’Empereur se racla la gorge et lui demanda :
— Quelque chose ne va pas, votre Grandeur ?
— Appelle-moi Narshka, répliqua celui-ci.
— Narshka, corrigea alors Loneron.
Le Dieu dodelina de la tête et répondit :
— Je n’en sais trop rien. Je me sens étrange. Je peine à me rappeler ce qu’il s’est passé avant que je me réveille, ici. J’ignore pourquoi j’étais dans ce trou. Pourquoi je suis sur cette planète. Et surtout…
Il observa à nouveau ses mains, étira ses doigts pour suivre la longueur de ses griffes et poursuivit :
— Peu importe.
Il ajusta le pagne qui enroulait son bassin et dissimulait ses parties intimes. Loneron le regarda faire avant de détourner son attention. Narshka, quant à lui, scruta l’Empereur d’un air intéressé et l’interrogea :
— Tu sembles… particulier. Es-tu un demi-dieu ?
— Un simple mortel, répondit ce dernier d’un ton las.
— Tu as pourtant la puissance d’un demi-dieu qui coule en toi.
— J’ai signé un pacte avec un Dieu.
Narshka arqua un sourcil, surpris et perplexe à la fois.
— Et avec quel… Dieu ?
— Nohömys, répondit Loneron.
Le Dieu battit rapidement des cils, ébahi. Il se souvint de qui était ce Dieu : maléfique, froid et dangereux aux premiers abords, mais cachant une once de bienveillance derrière un masque de cruauté. Il était né de la Mort et de la Vie, mais s’était abandonné aux Ténèbres pour suivre ses propres convictions. Des convictions que Narshka ne parvint pas à se remémorer.
Il se gratta sa joue imberbe et demanda alors :
— Pourquoi alors être venu me chercher si tu as déjà un Dieu ?
— C’est un Dieu Céleste, répondit Loneron. Il n’aide les mortels que par le biais de pouvoirs, de Faveurs et de Bénédictions. Nous avons besoin d’un Dieu terrestre pour se battre à nos côtés.
— Et… comment pouvais-tu être certain que j’accepterais de me battre à tes côtés ?
Loneron soupira et passa nerveusement sa main dans ses longs cheveux blancs avant d’expirer un bon coup en disant :
— L’espoir.
Narshka hocha la tête d’un air compréhensif. Il étudia un instant le sombre elfe en le toisant. Loneron riva un regard dubitatif vers lui, que le Dieu répliqua en lui offrant un doux sourire.
— Tu es rongé par un flot d’émotions négatives, constata ce dernier.
— Malheureusement, soupira l’Empereur.
— La vengeance est cependant palpable chez toi.
— Ils ont détruit mon peuple. Provoqué un génocide d’elfes. Au début, je me battais pour les défunts de mon peuple. Maintenant, j’ai une mission à accomplir pour mon Dieu.
— Et quelle est cette mission ?
L’Empereur hésita un instant. Il dodelina de la tête et répondit :
— Répandre la Mort. Organiser le chaos sur Liacar. Un chaos mortel. Car un danger plus grave menace le monde. La Mort est le seul Salut de tous.
— Je vois.
— Je sais que tu es intimement lié à la Mort. Qu’une part de toi est… ou fait partie, plutôt, de l’Au-delà. Tu es un Dieu mystique et chaotique.
— Où as-tu su tout ceci ?
Loneron fit des gestes devant lui, comme s’il imitait le fait qu’il ouvrait un livre, et rajouta :
— Il y a plusieurs écrits sur toi. J’ignore cependant s’ils sont justes.
— Il semblerait que oui. Même si j’ignore comment ces connaissances ont été trouvées.
L’Empereur n’affirma rien, n’étant pas sûr lui-même de trouver une quelconque réponse à sa question. Les raisons pouvaient être multiples : des hérauts de Dieux qui auraient demandé des informations sur Narshka auprès des divinités, des Dieux terrestres qui auraient rédigé des écrits sur lui, des oracles qui seraient entrés en transe pour percevoir le passé du Dieu enfermé.
Loneron tourna brièvement le regard derrière lui pour observer la jeune femme qui était portée dans les bras d’un garde. Il revint ensuite sur l’horizon. Narshka remarqua cette interaction et s’enquit :
— Que ferais-tu si je refusais de m’allier à toi ?
— Je me laisserais mourir, répliqua-t-il sans une once d’hésitation.
La réponse de l’Empereur étonna le Dieu, qui haussa les sourcils et marqua un temps de silence avant de poursuivre :
— Pourquoi donc ?
— J’aurais échoué dans ma mission. Orvenum ne tiendra pas face aux oppressions arganiennes.
Narshka hocha la tête. Il se mit ensuite à réfléchir et pensa à voix haute :
— Seulement, si je vous rejoins, toi et ton armée, cela signifie que je dois m’allier à un autre Dieu.
— Tu n’es pas obligé. Je désire simplement ton aide, qui me sera précieuse. Mais tu peux ignorer Nohömys si tu le souhaites.
— Cela ne sera pas une aide bénévole, Loneron. J’accepterais si tu t’allies aussi à moi.
L’Empereur riva son regard sur les yeux rouge-violet de Narshka, qui lui offrit un sourire narquois. Il vit un semblant de ruse briller dans le regard du Dieu, une ruse qui ne lui plut pas. Il soupira et finit par admettre :
— J’imagine que ce serait plus équitable ainsi.
— Tout d’abord, j’exigerais qu’une partie des terres m’appartiennent.
Loneron grinça des dents sous la première demande du Dieu. Il serra les poings et acquiesça d’un bref hochement de tête.
L’Empereur tenait à ses terres : c’étaient ses conquêtes, ses victoires, sa fierté. Mais il ne pouvait pas refuser une telle contrainte : sans Narshka, Orvenum tomberait.
— Tu resteras le grand Empereur d’Orvenum, rassura Narshka. Ensuite, je ne veux pas que Nohömys soit le seul prôné en Orvenum. On me prônera aussi. Que cela plaise à ton Dieu, ou non.
Loneron haussa une épaule. Le Dieu Nohömys n’avait jamais chargé son héraut de répandre son nom divin : il lui avait exigé de répandre la Mort. Cependant, il ne pouvait pas nier le fait que son peuple adorait son Dieu, et le vénérait régulièrement. L’Empereur devrait alors également revendiquer la grandeur et les bonnes grâces de Narshka face à tous pour répondre à cette exigence.
Cela ne dérangeait pas vraiment Loneron. Il savait que son peuple accepterait aisément Narshka et verrait en lui une promesse de rédemption ; il n’aurait même presque pas besoin de glorifier le Dieu, tout compte fait.
— Une troisième demande ? interrogea l’Empereur.
Un grand sourire plissa les joues du Dieu. Loneron fronça les sourcils, perplexe.
— J’exige que parfois tu t’accordes quelques plaisirs.
L’Empereur fronça davantage les sourcils, l’air à la fois agacé et ne pas comprendre. Narshka fit un geste de la tête vers la jeune femme et le taquina :
— Penses-tu que je ne sais pas ce que tu ressens ?
— Ce n’est pas ce que tu crois, se défendit-t-il.
— Ah bon ? rétorqua Narshka, accompagné d’un rictus.
Loneron soupira : il n’aimait pas parler de sa vie sentimentale. Il avait ainsi l’impression d’exposer sa vulnérabilité à quelqu’un d’autre. Cependant, il ne pouvait pas se cacher face à un Dieu : celui-ci pouvait tout percevoir chez lui.
Il prit une grande inspiration et expira un bon coup avant de répondre :
— J’ai aimé une femme, jadis. Lorsque j’étais vivant. Irnaha. Elle était ma femme. La femme de ma vie.
Ses mains se mirent à trembler. Il en posa une sur le pommeau de son épée, et glissa l’autre dans ses cheveux avant de continuer :
— Elle a été assassinée lorsque les humains ont envahi notre camp d’elfes rescapés. Elle ainsi que ma fille. Depuis ce jour, mon cœur est brisé. Cependant, ma vie était encore radieuse grâce à mes fils… mais eux aussi, plus tard, ont été capturés.
Il ferma les yeux un bref instant avant de les ouvrir pour contempler le ciel. Il réprima ses larmes et serra les poings.
— Parfois… j’ai l’impression de la revoir.
Sa gorge se noua. Il serra les dents et poursuivit :
— J’ai l’impression… que je peux la toucher. La sentir… l’étreindre….
Une larme s’échappa de son regard et coula lentement sur sa joue pour clapoter sur le sommet de son armure. Il ne parvint pas à parler à nouveau, assailli par un flot de chagrin. Un soupir désespéré, tourmenté, s’échappa de ses lèvres alors qu’il croisa les bras et crispa ses épaules.
Narshka l’observa d’un air compatissant. Malgré le fait qu’il soit un Dieu, lui-même pouvait ressentir des émotions ainsi que des sentiments, et la détresse de Loneron ne le laissait pas indifférent. Il comprenait alors une partie de ses tourments, de son amertume, et s’approcha de lui pour poser délicatement sa main sur épaule.
Le geste surprit l’Empereur, qui sursauta légèrement et tourna son regard sur le regard sombre de la divinité. Celle-ci lui offrit un sourire avenant et lui souffla d’un ton doux :
— Il ne faut pas laisser un cœur saigner trop longtemps. Cela devient si douloureux que l’on se laisse aveugler par cette souffrance sans fin. Je ne dis pas d’oublier ta femme, Loneron. Mais il faut savoir aller de l’avant.
Loneron papillonna des yeux, ébahi. Narshka agrandit son sourire et continua :
— Je sais que tu éprouves quelque chose pour cette jeune femme. Une attirance seulement, certes, mais qui sait ? plus tard, peut-être, ce seront des sentiments.
L’Empereur dodelina de la tête et rétorqua :
— Je ne la connais pas.
— Tu ne la connaitras jamais si tu ne lui parles pas, en effet.
— Je l’ai capturée.
— Trouve un moyen de te faire pardonner.
— Et comment ?
Narshka haussa les épaules et esquissa une mine amusée. Loneron fronça à nouveau les sourcils.
— Le temps, Loneron. Passe du temps avec elle.
— Elle va mourir, Narshka. Elle ne tiendra pas au second voyage pour retourner à Orvenum.
— Je vais m’assurer que non, riposta le Dieu en faisant un clin d’œil.
L’Empereur grogna et grinça des dents. L’idée de se rapprocher d’une femme ne lui plaisait pas : il avait l’impression de trahir Irnaha, son mariage avec, leurs promesses d’amour éternel. Mais cette idée entrait en collision avec le désir. Le désir de savourer à nouveau l’amour. La tendresse d’une femme. Son odeur fleurie. Ses doux cheveux glisser dans ses mains pâles. Son corps se poser contre le sien.
Un courant électrique traversa soudainement son échine avant de se répandre dans tous ses muscles. Une sensation de picotement assaillit ensuite son épiderme. Son cœur battit à tout rompre dans ses côtes. Son sang pulsait frénétiquement dans ses veines. Il n’avait plus senti de telles sensations depuis fort longtemps. Des sensations agréables et chaudes que Loneron tenta de chasser en observant les cadavres aux alentours.
Mais rien n’y faisait : les pensées douces, parfois obscènes, le hantaient. Il râla alors :
— Laisse-moi tranquille avec tout ça.
Narshka arqua un sourcil avant qu’un sourire amusé courba ses lèvres. Il le taquina ensuite :
— Tu vois. Tu as envie de savourer à tous ces plaisirs.
Loneron ne répondit pas. Le Dieu ricana discrètement et laissa l’Empereur tranquille. Tôt ou tard, il finirait par admettre qu’il avait besoin de se libérer de ses chagrins, et de goûter à nouveau à quelconques plaisirs qu’offrait la Vie, pensa Narshka.
***
Après avoir passé plusieurs longues minutes à essayer d’extirper le bateau du sable, Loneron ainsi que son escorte et Narshka naviguèrent pour retourner vers Orvenum. Elneiros s’occupa du gouvernail pour laisser l’Empereur méditer.
Ce dernier était accoudé à la rambarde, les yeux rivés sur l’horizon marin, face au crépuscule qui pointait peu à peu le bout de son nez. Il était surpris que les spectres n’étaient pas venus à nouveau les embêter : peut-être était-ce la présence du Dieu qui les avait effrayés, pensait-il.
D’un côté, cela le soulageait étrangement. Comme s’il craignait que la jeune femme meurt. Ce sentiment dérangeait Loneron, qu’il tentait de chasser à maintes reprises, en vain. Plusieurs fois, il tournait brièvement son attention vers elle, qui était de retour près du mât, ligotée près des quatre cadavres ainsi que du quarantenaire encore vivant. Elle avait la tête baissée, le teint de plus en plus blafard, le corps tremblant comme une feuille.
— Elle a froid, informa une voix qui lui était familière.
L’Empereur sursauta et se tourna rapidement vers la source sonore. Narshka était derrière lui, un grand sourire malicieux aux lèvres. Loneron fronça les sourcils et riposta :
— Et ?
— Qu’est-ce que tu attends pour la réchauffer ?
— Comment je peux faire ça ?
— Une couverture, un tissu quelconque, une veste. Tu savais prendre soin de ta femme de ton vivant, non ?
L’Empereur lança un regard noir au Dieu tandis que ce dernier lui offrit un petit air de défi. Loneron abdiqua : il ne faisait pas le poids face à lui. Il soupira lourdement puis se dirigea vers la cahute pour aller chercher une veste épaisse en laine, qu’il adorait enfiler pour se sentir comme dans un cocon lorsqu’il avait besoin de s’isoler un peu.
Il huma l’odeur du vêtement : il sentait encore le parfum de fleur que Loneron émanait dans son château pour se ressasser celui de sa jadis femme. Cela fit frissonner ce dernier qui l’inhala encore une fois, deux fois… cinq fois avant de cesser.
Il se sentit vibrer jusqu’au bout de ses orteils, une caresse douce et chaude l’enivrer jusqu’au plus profond de son âme. Un sourire béat écarta ses lèvres et un regard plus joyeux rayonna parmi la pénombre de la cahute.
Il profita quelques instants de ces sensations agréables avant de secouer énergiquement la tête. Très vite, la lourdeur de son fardeau pesa à nouveau sur ses épaules. Il soupira d’un air dépité puis sortit des lieux pour rejoindre la fraîcheur du pont.
Il contempla un instant ses soldats s’atteler à des tâches peu passionnantes : le nettoyage du pont. Quelques autres, qui ne savaient pas quoi faire, jouaient à des jeux de carte autour d’une table de fortune, faite à partir d’un amas de caissons. Il s’imagina alors ce que donnerait un voyage avec des soldats un peu plus vivants à ses côtés : il y aurait sûrement plus de chaleur, plus d’entrain… et peut-être aussi plus de souffrances physiques.
La condition de mort-vivant avait ce bon côté-là : la douleur, même la plus terrible, n’avait aucun impact sur eux. Ils pouvaient continuaient à se battre, même s’il leur manquait un bras ou une jambe, sans même risquer de se vider de leur propre sang. Cependant, cela ne faisait alors d’eux que des machines de guerre, sans vie, sans plaisirs.
Un souffle attristé s’échappa de sa bouche avant que ses yeux se figèrent sur la jeune femme. Elle tremblotait encore. Ses yeux étaient fermés, crispés. Ses dents étaient serrées. Loneron dodelina de la tête et daigna enfin s’approcher d’elle.
Une fois à proximité, il eut une once d’hésitation, la veste pendue dans ses mains. Il daigna ensuite couvrir les épaules de la jeune femme avec, en s’accroupissant, ce qui la surprit. Elle fut prise d’un léger soubresaut et ouvrit ses paupières, les yeux arrondis, pour river son regard sur lui.
Il lui offrit un maigre sourire, l’air cependant nerveux. Un lourd silence pesa entre eux. Loneron se pinça les lèvres et, tandis qu’il s’apprêtait à se relever, la jeune femme lui dit d’une voix fluette :
— Merci….
L’Empereur cessa tout mouvement pour observer la jeune femme, qui baissa la tête et évita le regard de son bourreau. Il la scruta pendant un long moment, contemplant les moindres détails qui agrémentaient le charme de sa victime.
Elle avait des taches de rousseur très légères qui ponctuaient la longueur de son nez ainsi qu’un bout de ses joues rougies par le froid. Un grain de beauté taquinait le coin de son œil gauche. Elle avait des reflets légèrement roux sur le blond de ses cheveux. Il remarqua aussi des mèches plus cuivrées dans sa longue chevelure grasse d’un long voyage sans hygiène.
Il se pinça les lèvres et, d’une voix lasse, il murmura :
— Ce n’est rien….
Elle releva son attention sur lui et le regarda dans les yeux. Il en fit de même, sans vaciller.
— J’ai… soif…, murmura-t-elle.
Il hocha la tête et décrocha sa gourde d’eau, l’ouvrit et tendit le goulot vers les lèvres parcheminées de la jeune femme. Elle but de généreuses gorgées d’eau, assoiffée, engloutissant le liquide comme celui d’une fontaine d’éternité, jusqu’à vider le contenant.
Loneron retira la gourde pour la remettre sur sa ceinture et essuya la lèvre de la jeune femme avec une certaine délicatesse déroutante.
— Comment te nommes-tu ? l’interrogea-t-il d’une voix calme.
— Rosawen… répondit celle-ci d’un air craintif.
— Rosawen… reprit-t-il en hochant la tête à plusieurs reprises. C’est un très beau prénom.
Elle ne répliqua rien et baissa la tête. Loneron riva brièvement son regard sur le quarantenaire, qui était muet comme une tombe. Son teint livide, le bout de ses doigts blanc et sa respiration lente trahissaient une mort proche. Il se pinça les lèvres : il n’avait pas assez de ressources pour sauver deux individus du Repos éternel. Il ignorait déjà comment il maintiendrait la jeune femme en vie avec le peu de nourriture qu’ils disposaient à bord du bateau.
Il soupira et sentit une présence s’approcher d’eux. Il leva la tête et croisa les yeux du Dieu, qui lui sourit et exigea :
— Nous nous arrêterons à l’île.
— Quelle île ? s’intrigua Loneron.
— Je vous guiderai.
L’Empereur arqua un sourcil. Il donna un bref coup d’œil vers la jeune femme, qui ne l’observait pas, les yeux toujours baissés, et se releva pour faire face à Narshka. Il lui demanda ensuite :
— Qu’y-a-t-il sur cette île ?
— De quoi se ressourcer. C’est important, fit-t-il en désignant la jeune femme de la tête.
Loneron fronça les sourcils et regarda Narshka d’un air mauvais. Cependant, il hocha la tête en guise de réponse : il ne valait mieux pas contrarier un Dieu. L’idée tiraillait l’Empereur : il aimait le fait de pouvoir sauver la jeune femme, mais il était répugné par le fait que cela prolongerait sa vulnérabilité face à ses émotions de douceur, de tendresse… de passion.
***
Près d’une nuit s’était écoulée avant que Loneron et son escorte parvinrent à trouver l’île en question que Narshka désignait. L’aube parsemait le ciel nocturne de ses rayons chaleureux, la douce odeur d’une longue matinée effleurait les narines de l’Empereur qui contemplait l’horizon. Il avait passé la plupart du temps à veiller sur Rosawen, au fait que celle-ci ne meurt pas. Mais la faim creusait de plus en plus ses joues, et la soif se faisait cruellement ressentir.
Le quarantenaire, quant à lui, n’avait pas tenu le coup : alors que la Lune trônait au sommet du Ciel, il avait laissé son âme s’envoler pour rejoindre les étreintes mystiques et douces du Repos éternel. Loneron aurait pu le relever et en faire son soldat, mais sa cruauté habituelle ne pesait pas sur son corps, à ce moment-là, ni même au moment où il avait posé le pied sur le sable tiède de l’île.
L’Empereur comprit alors pourquoi Narshka l’avait guidé jusqu’ici : l’île regorgeait de ressources naturelles. Il y avait des fruits et des légumes en abondance, et certainement une source d’eau douce. Cependant, cela intrigua Loneron, qui demanda alors au Dieu :
— Comment as-tu su qu’il existait une telle île ?
Narshka se pinça les lèvres et remua mollement la tête avant de daigner répondre :
— Je me sens lié à la planète. Je sentais la présence de cette île.
L’Empereur ne comprenait pas tout ce que cela signifiait, mais il hocha la tête et tourna son regard vers la jeune femme, qui avait été descendue par un de ses hommes. Elle était encore ligotée et ses pieds reposaient à moitié dans l’eau froide de la mer.
Narshka fit un geste de la tête et rajouta :
— Tu devrais la libérer.
— Quoi ? râla Loneron en fronçant les sourcils.
— Libère-la. Que veux-tu qu’elle fasse ? elle n’est pas assez folle pour s’attaquer à toi, ou à ton équipage. Et elle ne peut pas s’enfuir.
— C’est mon otage.
— Libère-la, insista le Dieu d’une voix autoritaire.
L’Empereur se refrogna puis avança vers la jeune femme d’un pas agacé. Lorsqu’il arriva à proximité d’elle, ses humeurs négatives se dissipèrent rapidement pour ressentir une brise de douceur effleurer son cœur. Il croisa le regard implorant de Rosawen, qui toussait à maintes reprises. Sa toux était sèche, et elle peinait à reprendre son souffle chaque fois qu’elle toussotait.
Loneron expira un bon coup par le nez puis se pencha vers elle pour défaire la corde qui la retenait. Les yeux de la jeune femme s’arrondirent, surprise, puis, une fois dégagée de ses liens, elle resta tétanisée, le regard rivé sur son bourreau. Beaucoup de questions transpiraient dans les yeux cérulés de Rosawen, et l’Empereur soupira avant de lui annoncer :
— Tu peux marcher. Faire ce que tu veux. Mais ne t’éloigne pas trop de moi.
Il sentit un frisson l’éprendre et le faire frémir. Il se racla la gorge et se corrigea :
— … de nous.
Rosawen battit rapidement des cils puis s’appuya sur ses deux mains pour tenter de se relever. Elle essaya plusieurs fois, mais à chaque fois elle échoua et se retrouva par terre. Elle grimaça et se plaignit :
— Je ne peux pas….
Ses longues journées et nuits passées assises, sans l’once de possibilité de pouvoir bouger, et sa sous-nutrition l’empêchaient de pouvoir tenir en équilibre debout. Le nez de Loneron se rida sous une expression d’embarras puis il se positionna de sorte à pouvoir prendre la jeune femme dans ses bras. Cette dernière se laissa faire et blottit même sa tête contre l’épaule de son bourreau, ce qui étonna ce dernier.
Il resta cependant silencieux et transporta sa victime vers les terres de l’île, vers où il trouverait de quoi la nourrir et étancher sa soif.
La flore locale était étrangement organisée. Son aspect était peu dangereux, ni contraignant : il était aisé de serpenter entre les arbres. Il y avait beaucoup de fleurs colorées, au sol ou qui pendaient dans les arbres, et les oiseaux chantaient en chœur la venue du Soleil.
Après quelques minutes de marche, Loneron tomba sur une source d’eau douce, entourée de pierres noires et polies. L’aménagement stupéfia l’Empereur, qui pensa alors que les lieux étaient habités, ou avaient été habités.
Il plaça Rosawen près de la source, délicatement, puis alla directement chercher de quoi manger. Il cueillit quelques fruits à son passage et revint avec les bras chargés. La jeune femme l’observa d’un air curieux et perplexe, et lui demanda timidement :
— Pourquoi… ?
Loneron arqua un sourcil et posa tous les fruits près d’elle avant de reprendre :
— Pourquoi quoi ?
— Pourquoi fais-tu tout cela… ?
L’Empereur ne répondit pas tout de suite. Il savait pourquoi il faisait cela : il était étrangement attaché à elle. Cela le rebutait, d’autant plus qu’il ne la connaissait pas, et qu’il l’avait capturée, à la base, pour la sacrifier.
Il serra les dents puis expira lourdement par la bouche avant de daigner répondre :
— Je ne sais pas.
— Tu voulais me tuer… et maintenant… tu veux… me sauver… ?
Il ferma les poings et grommela :
— Non….
— Non… ?
— Cesse de me poser toutes ces questions !
Il se redressa puis donna un coup de pied dans un tas de cailloux. Rosawen sursauta puis se recroquevilla sur elle-même, les genoux collés contre sa poitrine, terrifiée. Loneron se sentait frustré. Désarmé. Faible. Absurde. Lui qui incarnait la Mort ténébreuse sur Liacar, il se retrouvait bredouille face à une simple mortelle, pire encore : il ressentait de la compassion à son égard alors qu’il était la cause de son malheur.
Il poussa un râle audible puis prit quelques secondes pour se calmer. Après quoi, il tourna son attention sur la jeune femme, qui avait la tête baissée, presque cachée contre ses genoux. Il se pinça les lèvres et souffla d’un air troublé :
— Pardon….
Il se saisit d’un des fruits, qui avait une peau rouge vif ponctuée de petits points blancs. Il se saisit de son couteau rangé dans sa ceinture puis tenta de scinder le gros fruit en deux. Il asséna quatre coups secs avant que la drupe se fendit en deux, pressa la chair et dégorgea un généreux jus rouge.
Après avoir soigneusement retiré le noyau, il s’approcha un peu de Rosawen et lui tendit l’aliment.
— Tu devrais manger ça…, affirma-t-il d’une voix fluette.
La jeune femme leva timidement la tête pour observer le fruit, et l’étudia un instant avant de l’interroger :
— Qu’est-ce que c’est… ?
— Cela ressemble à un zucchiki…, c’est très sucré et juteux.
— Ce n’est pas dangereux… ?
Loneron observa la jeune femme puis haussa une épaule. Il découpa un bout du fruit et le mangea sans hésitation. Elle le regarda d’un air perplexe et riposta :
— Tu n’es pas vivant… tu ne crains rien.
— Tu penses que je chercherais à te tuer alors que j’aurais pu le faire hier, lors du sacrifice ? provoqua-t-il d’un ton sec.
Elle crispa ses épaules puis hocha timidement la tête en guise de réponse. Elle sembla hésiter et lui demanda ensuite :
— Tu… pourrais me couper un bout… alors… ?
Il soupira et s’exécuta. Il planta ensuite le bout du couteau dans le morceau de fruit coupé et le tendit à Rosawen, qui s’en saisit avec une certaine appréhension. Elle scruta le bout de drupe à la chair rouge foncé et l’engloutit. Ses yeux s’arrondirent d’étonnement et un air satisfait s’étouffa dans sa gorge, ce qui arracha un bref rire à Loneron.
Elle lui redonna le couteau, et il coupa de nouveaux morceaux pour elle.
— Tu es tout de même exigeante pour une prisonnière, constata-t-il. Tu n’as pas peur ?
Elle déglutit difficilement et riva son attention sur les yeux bleu pâle de Loneron. Elle remua ses lèvres, sans qu’un son ne déploya de sa gorge, comme si elle désirait parler mais que cela lui était impossible.
L’Empereur souffla un bon coup par nez et la rassura d’un ton dépité :
— Ne t’en fais pas. Je ne compte pas te tuer.
— Pourquoi… ? demanda-t-elle d’une petite voix.
Il la sonda d’un air à la fois grave et doux, colérique et apaisé. Il était tiraillé par plusieurs sentiments. Plusieurs émotions. Il ignorait où se situer, comment traduire cette situation insensée qui se déroulait entre eux, victime et bourreau. Il craignait également que son Dieu le regarde, et soit déçu du comportement qu’il opérait à l’égard de la jeune femme.
Un souffle désespéré s’échappa de la bouche de Loneron, qui se frotta la nuque sous sa longue chevelure blanche avant de daigner répondre à la jeune femme :
— C’est bien trop compliqué pour expliquer. Et je n’ai pas envie de te l’expliquer. Car toi-même je me demande comment tu peux paraître aussi détendue pour quelqu’un qui a été capturée, et qui pourrait mourir à tout moment. Si calme à côté de son bourreau. D’un monstre, conclut-t-il en figeant son regard sur le sien.
Elle se pinça les lèvres et baissa la tête avant d’admettre :
— Car je me dis qu’à tout moment je peux mourir…, alors je préfère profiter de chaque instant. J’ai très peur de la Mort… j’aime la Vie….
Alors qu’elle termina sa phrase, une larme vint doucement longer sa joue blafarde. L’Empereur dressa sa main pour venir l’essuyer d’un revers délicat de l’index, et Rosawen le regarda à nouveau, entre stupeur, frayeur et tendresse.
Un silence pesa entre les deux individus durant une longue minute avant que la jeune femme l’interrompit pour avouer d’une voix torturée :
— J’aime ta tendresse… ta présence.
Davantage de larmes s’écoulèrent sur son visage.
— Je ne sais pas pourquoi…, suis-je devenue folle ? poursuivit-t-elle d’un air angoissé. Tu vas gâcher ma vie… tu vas tout m’arracher… et j’en veux plus de toi… de ta douceur. Et-… Oh, par tous les Dieux, je suis-… je suis-….
Elle plongea sa tête au creux de ses mains et sanglota, désorientée. Loneron l’examina d’un air ébranlé, déconcerté, les sourcils haussés. Il ignorait comment agir dans cette situation. Quoi faire. Il resta alors stoïque face à la détresse de la jeune femme, même si l’envie d’enrouler son bras autour d’elle le démangeait sévèrement.
Mais lorsqu’elle vint s’écrouler sur lui, sa tête blottie contre son torse, le cœur de l’Empereur fit un bond dans sa poitrine. Sa respiration devint courte et saccadée. Ses jambes se mirent à vibrer. Ses trippes se nouèrent. Il parvint cependant à la prendre dans ses bras.
La chaleur de son corps radia sur le sien qui était plus froid. Sa présence empiéta sur la sienne, qu’il préservait pourtant en temps normal pour entretenir une solitude douloureuse. Il appréciait la sentir contre lui. Dans ses bras. Et cela le perturba davantage.
— Je voulais me marier…, murmura-t-elle dans son chagrin. Je rêve de me marier. De fonder une famille. Tu m’as tout pris….
— Je suis ainsi. Cruel et monstrueux, rétorqua-t-il en fixant la source d’eau du regard, comme perdu dans la profondeur du liquide transparent.
Elle dressa son regard vers le sien. Il l’observa en retour en baissant la tête et arqua un sourcil, intrigué. Tous les deux se reluquaient mutuellement, dans un silence embarrassant où les deux cœurs battaient à l’unisson. La situation était de plus en plus saugrenue : Loneron finissait même par croire qu’un Dieu s’amusait avec eux en jouant avec leurs émotions.
Elle se décolla de lui et posa sa main sur son front, prise de vertige. L’Empereur papillonna des yeux, perplexe, et suivit la jeune femme du regard. Après s’être remise de son bref malaise, elle commença à retirer sa robe simple et tachée de prisonnière. Loneron se pétrifia et l’interrogea d’un ton paniqué :
— Que-… que fais-tu… ?
Elle ne répondit pas et défit le haut de sa robe, avant de la glisser le long de son ventre et de ses jambes. Elle se retrouva nue, et Loneron ne put s’empêcher de river ses yeux sur la maigre courbe de ses seins puis la fente de son intimité. Il détourna ensuite son attention en se raclant la gorge, confus. Une chaleur soudaine bouillonnait en lui. Son cœur battait la chamade au creux de sa poitrine. Son sang pulsait rapidement dans ses veines.
Il gigota légèrement les jambes, dérangé par une soudaine érection qu’il voulait très vite calmer. Il tenta alors quelques exercices de respiration, discrètement, pour tenter d’apaiser ses tensions lubriques, mais rien n’y faisait : il était brûlant comme une pierre exposée sous un soleil d’été.
Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas vu le corps nu d’une femme vivante. Longtemps qu’il n’avait plus éprouvé de désir sexuel, surtout aussi abruptement.
Il lorgna un regard circonspect vers la jeune femme, qui rampa lentement vers la source d’eau pour s’y plonger. Une fois le corps entièrement recouvert d’eau, elle poussa un long soupir de soulagement et frotta ses membres pour retirer la sueur ainsi que les taches qui avaient maculé sa peau depuis plusieurs semaines.
L’Empereur la regarda faire avec une certaine fascination. Il admirait la douceur ainsi que l’élégance de chacun de ses gestes, la façon dont elle se purgeait de toutes ses saletés, la manière qu’elle avait de glisser ses doigts fins dans ses cheveux blonds.
Ses pensées dévièrent peu à peu vers Irnaha. Tous les deux avaient pour habitude de partir ensemble à la source d’eau pour se nettoyer. Ils adoraient se frotter la peau mutuellement pour laver l’épiderme avec du savon fait à base d’huile, à l’odeur de fleur d’Hyssorus, la préférée de sa jadis femme. Il appréciait ces instants de complicité, où ils s’offraient de la douceur et de l’attention de façon réciproque. Parfois, ces moments déviaient sur des échanges plus torrides, et Loneron pensait bien évidemment à ces instants-là, où le plaisir était toujours à son apogée.
Il remua énergiquement la tête et revint sur Rosawen, qui le dévisageait d’un air étrange. Il battit des cils et questionna :
— Qu’y-a-t-il ?
— Viens avec moi…, exigea-t-elle.
Il écarquilla les yeux et se sentit davantage se figer.
— Quoi… ?
— J’ai envie que tu viennes avec moi…, répéta-t-elle en rougissant.
— Non, refusa-t-il. Je suis navré.
Elle le reluqua de la tête aux pieds puis s’approcha de lui en rampant son fessier sur les cailloux. Il resta tétanisé, hypnotisé par les mouvements de son corps cependant amaigri par un trop peu de nourriture. Mais alors qu’elle tendit ses bras pour défaire l’armure de l’Empereur, celui-ci se saisit fermement de ses poignets et la regardait d’un air sévère.
Elle eut un léger mouvement de recul, effrayée, mais il la retint près de lui. Il serra l’étreinte de ses mains sur les poignets de la jeune femme si fortement qu’elle geignit sa douleur et se plaignit :
— Tu me fais mal….
Il relâcha tout à coup la prise. Son souffle s’écourta. Ses yeux restèrent arrondis à la fois par la stupeur et la crainte.
Il était tiraillé par plusieurs ressentiments, plusieurs envies. Il avait ses devoirs à accomplir au nom de son Dieu, et il était devenu le bourreau d’Argana. Mais sa vulnérabilité ne faisait que croître aux côtés de cette femme, comme si elle était le fruit d’un péché mortel, le fruit d’une tentation redoutable. Elle le déviait de son sombre dessein. Elle faisait de lui le mortel qu’il était, jadis.
— Rhabille-toi…, ordonna-t-il en se relevant.
Il ne voulait pas qu’elle se rhabille : il voulait qu’elle reste nue, devant lui. Il se surprenait même à désirer se dévêtir, lui aussi, et la rejoindre dans cette source d’eau qui semblait si douce et tiède.
Mais il ne fit rien, et observa Rosawen d’un air austère. Cette dernière s’exécuta en s’extirpant de l’eau et en remettant sa robe. L’humidité de son corps fit coller le tissu contre sa peau, et ses tétons durcis transparurent au travers du maigre étoffe. Loneron ne put s’empêcher de contempler une dernière fois cette vue aguichante, qui appelait davantage celui-ci à arracher son habit pour goûter aux moindres parcelles de son anatomie du bout de ses lèvres.
Il se pencha vers elle en chassant toutes ses idées libidineuses et, avant qu’il la porte dans ses bras, elle ramassa quelques fruits et laissa Loneron enrouler ses bras sous son corps.
Il se redressa et riva son attention sur l’horizon maculé de verdure et de couleurs, parvenant à ignorer le regard insistant de la jeune femme sur lui. Il ne devait pas succomber à une moindre tentation, pas avec un des pions de ses ennemis, pas avec une femme qu’il ne connaissait pas… pas une autre femme qu’Irnaha. Malgré cela, il remettait en doute ses propres convictions, ses capacités à garder sa droiture ainsi que sa volonté qui, habituellement, étaient inébranlables. Il s’était rendu compte que l’amour et la passion lui manquaient cruellement, que son cœur saignait à chaque instant et qu’inconsciemment il cherchait un réconfort. Mais sa loyauté à l’égard de Nohömys se devait être sans faille : il était son hérault, et il devait accomplir le dessein que son Dieu lui avait tracé.