Les puissances emmenèrent Michaël à l'extérieur du nid. Là, els le firent rejoindre un groupe de vertus, elles aussi escortées. Elles affichaient toutes de grands sourires, les yeux remplis d’émerveillement. Quand elles virent la mine paniquée de Michaël, elles rirent.
— Ça va ? Il t’arrive quoi ?
— Je… euh… que se passe-t-il ? Pourquoi on est là ?
— Bah ! Tu as bu trop de jus de grenade ou quoi ? plaisanta l’une des vertus. Zinebiel nous invite à la capitainerie !
— Hein ?
— El invite tous ceux qui ont donné les bonnes réponses à ses questions lors de la conférence. Tu n’étais pas au courant ?
— Ah… je suis parti avant la fin malheureusement…
Les vertus poussèrent quelques soupirs condescendants. Puis les puissances du Domitia les mirent en ordre comme s’els s’apprêtaient à escorter une sortie scolaire. Au final, plusieurs dizaines d’intellos chanceux furent invités à décoller pour rejoindre les hauteurs de la cité-vaisseau. Michaël admira les six piliers qui dominaient la ville, soutenant toute la structure du Domitia et abritant en même temps d’innombrables nids. Ils étaient toujours semblables à une ruche, grouillant d'élohim, dont les voix résonnaient dans l'immensité. Plus loin, perchée dans le ciel artificiel se tenait une structure en forme de flèche, qui accueillait la station de pilotage du Domitia. C'est là-bas qu'on emmena les heureux élus, dans une navette spécialement apprêtée.
Au bout d'une trentaine de minutes de vol, les élohim arrivèrent dans la Flèche. Els entrèrent dans un couloir vertical large de deux cents mètres. Ses parois illuminées depuis les hauteurs étaient peintes de scènes antiques, représentant les exploits des Grands Anciens. Michaël reconnu ceux de Sandalphon, et vit même la représentation du Pendu. Ces belles fresques étaient faites d’or, d’argent, de bronze et bien sûr, comme toute œuvre venue de Hod, de mercure vivant. Les vertus admirèrent cet art, qui venait de leur royaume, avec fierté.
Arrivant au bout de ce passage, les vertus chanceuses furent invitées à se poser sur le pont de commandement. Les puissances les escortèrent dans un grand espace ovale, qui ressemblait beaucoup à l’intérieur d’un œuf géant. Malgré la présence de nombreux élohim et de nombreuses lumières en néon, l’endroit, aux murs de bronze, semblait assez sombre. Les vertus furent guidées sur une passerelle qui longeait les contours de l’œuf. De là, els purent observer le pont central, où plusieurs dizaines d’élohim s’affairaient autour d’une table ronde, surplombée d’un hologramme doré. Parmi els se trouvaient des chérubins-navigateurs, avec leur troisième œil sur le front, qui décidaient du chemin que prenait le Domitia jusqu’à sa destination. Els étudiaient le trajet et communiquaient via le réseau EL avec les navigateurs qui se trouvaient dans le cœur du vaisseau, dans la sphère flottant là dehors.
— Non nous ne pouvons pas aller voir le cœur du vaisseau, répondit une puissance lorsqu’une vertu curieuse demanda. C’est un moteur sacré auquel seuls les chérubins navigateurs ont accès. Els ne doivent pas être dérangés.
Autour de la table. Il y avait aussi des puissances et des vertus, qui portaient l’uniforme bordeaux de la capitainerie. Michaël se pencha par-dessus la rambarde de la passerelle latérale. Au fond de l'œuf, tout en bas, sous le pont de commandement, se trouvaient des centaines d’œufs individuels, qui luisaient d’une couleur dorée. Il s’agissait de postes de commandes, occupés par des chérubins. Ces derniers contrôlaient ainsi tous les systèmes du vaisseau, l’architecture cristalline du réseau EL, les systèmes de défense, d’offense, de ventilation. Les visiteurs s’extasièrent devant leurs œuvres et leur comportement si sérieux, concentré, professionnel.
— Els sont très dédiés ! EL doit être fier d’eux.
— Els pilotent à els seuls un vaisseau de plusieurs kilomètres de long !
Michaël, malgré son angoisse, sourit. El avait bien connu le pont de commandement du Mercuria, barge de guerre de Raphaël. El avait passé beaucoup de temps dessus, car c’était là où se décidaient les assauts à venir. Ici, heureusement, pas de danger à l’horizon.
Les puissances laissèrent les visiteurs observer l’endroit quelques minutes, puis els leur firent traverser la passerelle pour accéder à l’autre côté de l’œuf. Els passèrent une double porte et arrivèrent dans un grand vestibule. Le sol était revêtu d’un parquet lustré, les murs étaient gravés d’or. De grandes fenêtres donnaient sur un jardin très ordonné. Des chemins de graviers séparaient de grandes étendues de pelouse. Des haies multicolores étaient taillées de formes harmonieuses et précises. Michaël contempla le ciel mauve au-dessus de ce paysage typique d’une région de Hod appelée Tophana. Ce domaine avait tout de celui d’un archange. Pourtant…
— Bienvenue ! salua Zinebiel, venu accueillir les visiteurs.
Michaël tressauta et n’osa croiser le regard de la domination. Cette dernière conduisit ses invités dans les quartiers de la capitainerie et les installa dans un grand salon. Meublé de fauteuils de soie beige, l’endroit était décoré de tapisseries fines aux motifs précis et délicats. Des vertus de service apportèrent des boissons et de mignardises aux invités. Mais ces derniers furent surtout intéressés par les nombreux artefacts exposés dans le salon. Michaël, habitué aux collections des archanges, fut tout de même impressionné par leur qualité et quantité.
Dans des vitrines étaient exposées des serpes cérémonielles en métal brillant, qui servaient autrefois à couper les filets de thaumaturgies et qui étaient encore souvent portées par les vertus lors des cérémonies. Il y avait aussi des jouets casse-têtes dont les vertus raffolaient, des parties d’armures ou d’uniformes et plein de petits bibelots aux fonctions incertaines. Mais le plus intéressant était la collection d’anciens appareils de navigation, sortes de boussoles en métal poli, construites autour d’un cristal luisant. Certains de ces appareils dataient d’avant la Seconde Brisure et avaient servi à guider les élohim dans leurs voyages inter-célestes à tire-d’aile, quelque chose d’inimaginable aujourd’hui, en ces temps de ténèbres. Michaël remarqua que Zinebiel portrait un de ces artefacts autour du cou. Fascinée, mais encore angoissée, la jeune vertu fit de son mieux pour mimer la légèreté des autres visiteurs et se fondre ainsi dans le décor.
Je devrais contacter Nana, pensa Michaël. Ici, dans le Domitia, el n’avait pas besoin du support d’un cristal pour se connecter au réseau EL et discuter télépathiquement avec son complice. La lumière ambiante générée par le million d’élohim passagers suffisait amplement à porter le réseau. Mais si Zinebiel l’avait démasqué, leur conversation privée risquait d’être interceptée par un de ces chérubins sur le pont de commandement. Comment faire ?
Au centre du salon, Michaël remarqua qu’un grand cristal rond était posé. El s’en approcha, projeta son halo dedans et voulu explorer le réseau. Cependant, le cristal ne donnait accès qu’à un réseau privé de la capitainerie, ouvert aux passagers. Les quelques élohim qui y étaient connectés y exploraient la documentation publique du Domitia. Une carte très détaillée du vaisseau y était exposée, ainsi que des guides, des renseignements. Michaël trouva une rubrique très intéressante qui faisait l’inventaire des passagers du vaisseau. Il y avait bien un million de puissances à bord pour huit cent mille vertus, principalement des vertus militantes et des médecins. Il y avait aussi des milliers de principautés, présentes pour divertir les passagers. Chanteurs, danseurs, artistes et même des travailleurs du sexe, indispensables pour maintenir le moral et le bien-être des troupes. Michaël observa la répartition de tout ce beau monde dans le grand vaisseau. La logistique et l’organisation nécessaires pour transporter tant d’élohim étaient le pinacle de l’art des vertus de soutien. Michaël, vertu militante dédiée au combat, admirait la patience et la minutie de ces gestionnaires, qui empêchaient les populations élohiennes innombrables de se faire emporter par leurs natures désordonnées. Le chaos n’était pas réservé aux démons. Les enfants d’EL se battaient aussi contre leur frénésie intérieure, qui avait régné jusqu’à l’arrivée de Sandalphon. Tant de travail, se dit Michaël. Mais voir les flux du Domitia circuler harmonieusement était incroyablement satisfaisant.
Le temps passa. Quand Michaël sortit de son exploration, el leva les yeux et vit qu’il n’y avait plus personne. El regarda autour d’el, choqué, puis jeta des coups d'œil dans les pièces adjacentes. Personne. Les quartiers de la capitainerie étaient à présent vides. Un terrible doute s’empara de Michaël. La jeune vertu s’approcha d’un miroir, observa son reflet, toucha la surface lisse du bout des doigts.
— Tu ne sais pas traverser cela mmh ? Pourtant le sang d’Adam est en toi.
Michaël sursauta, se retourna. El vit Zinebiel au milieu du salon, à côté du cristal rond.
— Je peux sentir son odeur dégoutante des mètres à la ronde, dit la domination.
Son long visage était fermé, sa bouche crispée par le dégout.
— Je… je ne comprends pas de quoi vous parlez, mentit Michaël en maintenant une expression froide.
— Je sais qui tu es. Je n’ai même pas eu besoin de lire entre les étoiles pour déduire ton identité…
— Je suis Mikiël de Kokab, interrompit Michaël, refusant d’admettre sa défaite
— Il m’a suffi de me balader dans le réseau EL quelques instants, continua Zinebiel. J’ai vu le combat entre l’archange et son apprenti dans le stade. Puis ma capitainerie s’est confrontée aux contrôles des hodiens. Puis je t’ai vu dans l'amphithéâtre et j’ai senti le fer. Le fer dans tes veines. Même à travers le réseau. El était dans ta voix.
Michaël resta figé, aussi stupéfait qu’horrifié par l’ampleur de son propre échec.
— J’ai dit à Géhenna de rester hors de mon vaisseau. Hors. de. mon. vaisseau. Lequel de ces mots Vilanel n’a-t-el pas compris ?
— Nous ne sommes pas là pour vous nuire, souffla Michaël. Géhenna n’est qu’une chorale diplomatique. Nous ne faisons que voyager…
— Oh !
L’expression de Zinebiel changea. Un sourire illumina son visage. La colère dans ses yeux se mua en hilarité.
— Tu ne sais même pas qui els sont ! s’esclaffa la domination.
Michaël secoua très légèrement la tête.
— Géhenna sont les services secrets de Guebourah ! révéla Zinebiel. Ennead ne t’a t’el rien appris ?
Soudain, un bruit de craquement résonna.
— Raphaël l’a éduqué. Tu comprendras donc ses lacunes.
Nana venait d’émerger du miroir derrière Michaël. D’une calme précision, el brandit un grand fusil vers Zinebiel, qu’une frayeur fit trembler. Mais Michaël garda son regard sur Nana. El m’avait dit qu’el ne pouvait passer dans le Reflet et pourtant…
— Tu les as appelés ? aboya Nana vers Zinebiel.
— Qui ? râla la domination.
— Hod ! Ennead par EL ! Ne me prends pas pour un abruti !
— Je ne fais que servir mon royaume et mon archange-roi Daniel.
— Ha ! s’esclaffa Nana. Toi ? Tu sers Hod ?
— J’ai commis de graves erreurs par le passé en travaillant avec vous, dit Zinebiel. Mais c’est terminé. Notre capitainerie ne se laissera pas utiliser par des brutes étrangères. Vous avez retourné les hodiens contre leur propre roi…
— Je n’ai pas le temps pour ces conneries, soupira Nana. Si t’es pas content envoie un mail à Vilanel.
Cela dit, Nana abaissa son fusil et tira sur sa propre cuisse. Un projectile de sang rouge entra en el. Puis el attrapa le bras de Michaël et plongea dans le miroir.
Un liquide brûlant s’engouffra dans la gorge du jeune prince. El se débattit dans ce qui semblait être un océan de mercure liquide. Nana nagea, tout en tirant Michaël par la base des ailes pour l’entrainer ailleurs. Les poumons de la vertu se remplirent d’un air visqueux irrespirable. La douleur devint insupportable. Mais Nana persévéra et soudain, Michaël se retrouva étalé sur un sol de carrelage. Terrassé, el éructa encore et encore pendant que Nana se relevait. Boom boom bomm, quelqu’un tambourinait sur la porte du vestiaire.
— Oui oui ! C’est bon ! On va sortir ! pesta Nana.
El attrapa de nouveau Michaël et le mit debout. Laissant à peine le temps au jeune prince de se remettre, el sortit des vestiaires pour laisser place aux autres élohim du nid 666. Nana et Michaël débarquèrent dans leur chorale et se cachèrent dans un coin près des capsules-œufs de sommeil. Alors qu’el retrouvait ses esprits, Michaël vit que le nid était bien rempli. Tous les élohim étaient présents. Els étaient agités, agacés Sur le cristal central, un message s’affichait, résonnant dans le réseau local.
“Contrôles de sécurité en cours. Veuillez rester dans votre nid”
“On peut même plus sortir ! C’est nul !” protestaient les passagers. “Que se passe-t-il ? C’est absurde !”
Michaël se tourna vers Nana, qui contenait difficilement sa rage. Ce dernier expliqua :
— Plusieurs contingents de puissances de Hod se sont amarrés au vaisseau.
— Els me cherchent ?
— Bien sûr qu’els te cherchent ! Puisque tu as jugé bon de te faire remarquer par l’autre idiot de capitaine là. El sera bien content de rendre à Ennead son précieux Fitzarch. Cela lui permettra de se faire pardonner bien des choses…
Ce fut au tour de Michaël de bouillonner.
— Tu m’as menti ! pesta Michaël en transperçant Nana de son regard froid, qui paraissait malgré son déguisement.
— Menti ?
— Géhenna n’est pas une chorale diplomatique !
— Oui ! Et alors ? Tu as une noix à la place du cerveau ? Tu pensais que Monsieur S allait envoyer qui pour te faire venir jusqu'à chez lui incognito ? Son petit neveu ? Ses troupes de puissances tout en armure rouge ? Ou bien son équipe inexistante d’intervention furtive ?
— Je pensais que toi et Vilanel travailliez pour la milice de Madim ! Pas pour je ne sais quelle kabbale dans l’État profond de Guebourah.
— Oh ! Rien que ça ? Tu as peur de moi ?! Ou alors en tant que barbouze je suis pas digne de t’accompagner c’est ça ? Tu ferais mieux de te taire et de prier pour que les hodiens ne nous découvrent pas. Tu n’es même pas encore arrivé à Madim que déjà, tu trahis la milice en faisant tout foirer.
— Je ne pensais pas que mon déguisement tomberait rien qu’en ouvrant ma bouche ! se défendit Michaël.
— Zinebiel sait repérer le Sang d’Adam ! C’est pour ça que je t’ai dit de ne pas l’approcher !
— Pourquoi m’avez-vous fait embarquer dans ce vaisseau de toute façon ? ragea Michaël en n’en démordant pas. N’y en avait-il pas d’autres avec des capitaines qui ignoraient vos activités secrètes ? Avoir un capitaine complice ou totalement ignorant aurait été bien plus prudent que d’en avoir un lucide et mécontent.
— On a fait comme on a pu ! protesta Nana. Tu as eu ta crise cardiaque avec les fragments de Laevatein là. Ça nous a mis en retard. Initialement, on devait embarquer dans un autre vaisseau où personne ne pourrait te sentir...
Une alarme résonna alors dans le nid, provoquant encore plus l’ire des centaines d’occupants. Un confinement ferme venait d’être décrété. Michaël et Nana restèrent accroupis dans leur coin.
— Des puissances de Hod me cherchent donc, soupira Michaël. On fait quoi ?
— On attend.
— On attend qu’els débarquent ici et qu’els me retrouvent ?
Nana se mordit les lèvres, toujours très énervé. Michaël insista :
— Si els savent qui nous sommes, il faut qu’on sorte, qu’on se cache ailleurs. On n’peut pas se cacher dans le Reflet ?
— Non, dit Nana. Je ne peux pas y rester des heures, je n’suis pas un initié. C’est pour ça que tu as été noyé là…
Michaël râla intérieurement. Pourquoi Géhenna avait envoyé Nana pour l’escorter si el n’était pas capable de le protéger correctement ? Vilanel semblait bien plus compétent. Et encore… Pour un projet de domination, tout ceci semblait mal organisé, mal anticipé. Michaël se garda d’exprimer son mécontentement. Ici, el ne pouvait compter que sur Nana.
— On peut quand même le traverser ponctuellement ? Comme tu viens de le faire en traversant un miroir ?
— Ça ne sera pas agréable, mais oui…
— Ok. Donc si on bouge via le Reflet dès que les hodiens s’approchent de nous, els ne nous trouverons pas.
Els ne peuvent pas être suffisamment nombreux pour contrôler tout le vaisseau en même temps.
— Ah, donc tu veux jouer à la pire version imaginable du jeu du chat et de la souris ?
— Je sais pas ce qu’est un chat ou une souris mais… le but serait de leur échapper quoi.
— T’as raison, dit simplement Nana. Notre nid est le premier endroit qu’els vont contrôler. Faut qu’on bouge. Vite. Mais où ? Faut pas que les autres nous voient entrer et sortir des miroirs. Il y a les vestiaires mais comme tu as vu…
— On peut aller dans une maison close. Il y en a à bord, je l’ai vu dans le registre. Je suis sûr qu’on peut trouver pas mal de miroirs là-bas, et que les élohim ne poseront pas trop de questions. De plus, ça ne sera pas le premier endroit où les hodiens me chercheront…
Nana se figea quelques instants, puis son regard pétillant se ralluma. El sourit, plissant des yeux comme à son habitude. Puis el se leva et attrapa Michaël par le bras. Le jeune prince lutta contre l’envie de se dégager de l’emprise. Nana parvint à retourner dans les vestiaires en criant.
— EL est malade ! El est malade ! Attention el va vomir !
Affolés, les élohim qui occupaient l’endroit s’enfuirent. Nana ferma la porte derrière eux et poussa sans tarder Michaël dans le grand miroir qui ornait la petite pièce.