Anasteria grimaça de plus belle alors qu’elle avançait péniblement dans le couloir qui menait à sa chambre. Sa migraine avait amplifié, et pour ne rien arranger, elle avait le sentiment que son cerveau bourdonnait. Le repas n’avait été qu’un long et douloureux calvaire. Davos avait tenu à raconter sa dernière histoire de cœur avec Aela, une étudiante chercheuse. La plupart du temps, elle aimait écouter Davos surtout avec les commentaires de sa sœur ou de Johan. Mais pas ce soir. Des murmures incessants résonnaient dans son esprit, transformant son cerveau déjà nerveux en vraie cacophonie. Elle ne parvenait pas à les saisir, mais plusieurs voix se superposaient, rendant tout simplement impossible la compréhension. Et pour ne rien arranger, Ivona avait délibérément décidé de les ignorer. Toute la journée, elle avait évité soigneusement Anasteria, et refusé de lui adresser la parole. Et ce soir, elle lui avait lancé un regard glacial avant de s’installer plus loin, seule à une autre table.
Ainsi, lorsqu’elle ouvrit la porte et qu’elle vit Ivona à son bureau, le cœur d’Anasteria rata un battement. Elle ne savait pas comment agir. Elle avait désespérément envie de lui parler. Anasteria n’avait rien fait de mal, pas vrai ? Donc Ivona ne pouvait pas lui en vouloir ! Elle devait simplement se sentir à cran par rapport à sa mère, mais si Anasteria parvenait à lui faire comprendre qu’elle restait là pour elle, Ivona s’ouvrirait de nouveau.
Elle inspira un grand coup pour se donner du courage, et afficha son plus beau sourire. Elle ferma doucement la porte et s’avança vers Ivona qui n’avait pas réagi à son entrée. Elle regarda par-dessus son épaule et remarqua qu’elle lisait une livre visiblement portée sur l’échange des flux entre leur monde et l’autre côté. La plume située dans sa main droite avait cessé d’écrire, et elle soupira de lassitude.
— Qu’est-ce que tu veux, Anasteria ?
Le ton employé renvoya Anasteria à leur début à l’académie, lorsque la froideur et le cynisme d’Ivona empoisonnaient chacune de leur conversation. Elle ignora la remarque et continua de sourire en haussant les épaules.
— Je regarde ce qui capte à ce point ton attention.
— J’étudie.
— Tu devrais te reposer, conseilla Anasteria. Je me doute que voir ta mère a dû être éprouvant.
Ivona laissa tomber sa plume sur son parchemin, ignorant les taches d’encre qu’elle créait derrière. Elle se tourna lentement vers Anasteria, et son regard s’embrasa lorsqu’il se posa sur Anasteria.
— Comment pourrais-tu comprendre ce que je ressens ?
Les mots avaient été assénés avec une pointe de reproches à peine dissimulée. Le sourire d’Anasteria faiblit et son cœur se serra. Elle avala une boule dans sa gorge.
— Je ne sais pas, répondit-elle. Ma mère est bien différente, mais j’imagine que —
— N’imagine rien ! Je n’ai pas besoin de ta pitié de toute façon Anasteria.
— Pitié ? répéta-t-elle incrédule. Ce n’est pas de la pitié, Ivona ! J’ignore pourquoi tu m’évites depuis aujourd’hui, mais tu sais que tu peux me parler. On est amies ! Et ce que les amis font : être là pour les autres.
Ivona se leva doucement de sa chaise. Elle croisa ses bras. Et pendant un instant, Anasteria vit dans les gestes et l’expression de sa colocataire le reflet de sa mère. Mais Anasteria restait persuadée qu’Ivona ne lui ressemblait en rien malgré les efforts de Voxana. Ivona possédait ses défauts, comme tout le monde. Et par moment, elle pouvait se montrer sèche, et froide, mais ce n’était qu’un réflexe qu’elle essayait de gommer. Anasteria le voyait !
— Je n’ai pas besoin d’amis, lâcha Ivona. Je n’ai pas besoin de toi, de Johan, ou des De Vila. Je vais parfaitement bien seule.
— Tout le monde a besoin de soutien, rétorqua Anasteria. Tu ne fais pas exception à la règle.
— Devenir amie avec toi ne m’a apporté que des ennuis, Anasteria. Et au fond de toi, tu le sais.
Anasteria resta un moment étourdie par les paroles d’Ivona. Elle n’imaginait qu’elle pensait cela de leur amitié et Anasteria eut le sentiment qu’un poignard venait de se loger dans son cœur.
— C’est vraiment ce que tu ressens ? demanda Anasteria. Je n’ai jamais voulu t’apporter des ennuis Ivona, tu le sais ! Pourquoi m’en veux-tu si soudainement ?
— Tu me regardes dans les yeux, et tu oses demander ? Tu devrais voir la réponse pourtant.
C’était comme si Anasteria venait de prendre un coup de poing dans ses entrailles. Pas un jour ne s’écoulait sans qu’elle se sente coupable de la blessure d’Ivona, qu’elle voie l’œil nacré et souhaite revenir dans le passé. Mais elle ne possédait aucun pouvoir capable d’exaucer un tel désir. Et à chaque fois qu’elle avait parlé à Ivona, elle lui avait assuré qu’elle ne lui en voulait pas, que ce n’était pas sa faute. La culpabilité se mêlait à la fatigue, la colère, et la lassitude de ces derniers jours pour créer un dangereux mélange qui menaçait de faire exploser Anasteria.
— Tu m’as menti, siffla-t-elle. Tu m’as dit que tu ne m’en voulais pas. Mais tout ce temps, tu ruminais dans ton coin !
— J’ai perdu mon œil parce que tu restais incapable de prendre une décision ! Comme toujours. Tu te plains que tu ne comprends pas tes pouvoirs, mais tu n’essayes rien ! Et tout explose autour de toi, car tu refuses d’agir !
— Bien, tu as raison, je ne fais rien pour arranger ma situation avec mes pouvoirs. Mais ce n’est pas ça qui a causé le cauchemar ou détruit ton œil ! Je ne t’ai pas demandé de me sauver !
— Comment aurais-je pu faire autrement ? Depuis le début de l’académie, tu es la seule à me parler ! Je n’ai que toi !
Un lourd silence suivit la phrase lâchée par Ivona. Le cœur d’Anasteria rata un battement. Elle effectua un pas vers elle et tendit doucement la main.
— Ivi…
Ivona recula d’un pas, et bouscula sa propre chaise. Elle secoua vivement la tête.
— Non. Ne me touche pas.
— Écoute, je suis désolée, reprit Anasteria. Je ne voulais pas que tu sois blessée. Et tu le sais ! Si je pouvais revenir en arrière, je le ferais ! Tu as bien vu que j’ai tenté tout mon possible pour te sortir des licheurs !
— Et ils sont venus à cause de toi, s’exaspéra Ivona. Et pourtant, tu refuses de parler à Iselia. Tu restes tellement dans le déni que par ta faute, on devient tous suspects !
— Ce n’est pas juste, Ivona ! Tu ne peux pas me mettre tout sur le dos ! Je ne suis pas responsable de ta mère !
— Non. Tu ne l’es pas. Mais pour une fois, elle a raison. Je devrais me tenir éloignée de toi. Ton refus de parler et de faire bouger les choses nous a mis dans cette situation. Et comme je l’ai dit, je n’ai pas besoin de toi. On n’a pas besoin d’amis quand on est puissant.
— C’est ce que ta mère te répète ? Tu sais qu’elle a tort.
Ivona prit une grande inspiration et se pinça l’arête du nez. C’était une autre de ses habitudes quand elle commençait à s’agacer. Mais Anasteria ne voulait pas s’avouer vaincue.
— Anasteria, souffla-t-elle, ne me parle plus. Plus jamais. C’est simple.
— Tu ne peux pas t’isoler de tout le monde purement à cause de ta mère, siffla Anasteria. Ce n’est pas sain.
— Tu ne sais rien de moi, ou de ma vie.
— Alors, aide-moi ! Aide-moi à te comprendre. Dis-moi qui tu es et ce que tu as vécu ! Je veux juste être là pour toi, Ivona.
— Comme je l’ai dit, je ne veux pas de toi. Oublie-moi et tout le monde sera content.
Ivona s’apprêta à quitter la chambre, mais sa main se figea sur la poignée.
— Une dernière chose, reprit-elle. Tu devrais vraiment parler à quelqu’un. Tes yeux deviennent encore rouges.
Et sans un mot ni un regard, elle sortit. Lorsque la porte se ferma, Anasteria s’écroula sur son lit, accablée par la dispute, et ballottée par un flot confus de sentiments. Elle avait envie de la suivre, de courir après elle pour continuer cette dispute, même si elle savait que c’était sans issue. Ses mots l’avaient blessée et malgré sa conviction qu’Ivona ne le pensait pas, cela ne les rendait pas moins douloureux. Elle était tellement perdue. Ses pouvoirs la terrifiaient, l’envie de découvrir qui elle était la paralysait. Et son cœur saignait de voir leur fragile amitié se briser si facilement à cause des paroles venimeuses de Voxana. Malgré les sanglots de tristesses et de colères, elle parvint tout de même à s’endormir.
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