Une armée de monstres venait d’apparaitre au pied de la colline de Mézidon. L’aube était à peine levée. Trois cents gobelins, petits, hargneux, les yeux rouge et jaune injectés de sang, armés de pieux en bois et vêtus de simples pagnes pour la plupart, brandissant des épées décaties et des boucliers recouverts de cuir pourri pour les plus chanceux. Ils emmenaient avec eux des catapultes rudimentaires, faites de troncs mal équarris et de cordes bricolées avec des tendons de bœufs. Des xylothermes enfermés dans des cages en fer servaient de lanterne.
Une cavalerie d’une trentaine d’élycères venait en renfort. Sur sa monture au pelage blanc cassé recouverte de mousse noire telle des veines sinistres, Torkhus considérait son objectif avec attention, accompagné par l’état-major gobelin et des femelles de son harem.
C’était la première fois que Glaven voyait les murs d’un château d’aussi près. Il était peut-être moins gros que ceux que les méroviens construisaient dans leurs grandes cités, mais les murailles étaient hautes et les courtines menaçantes, surtout quand on était petit comme un gobelin. La forteresse décrépite de Bazemont était vaste mais faisait pâle figure en comparaison d’un ouvrage bien entretenu.
Beg’Tev, qui avait vécu plus longtemps, avait rêvé des dizaines de fois dans son sommeil agité que ses gobelins sortent de la forêt et ravagent les territoires humains. Leurs fortifications en pierre l’avaient jusqu’alors retenu de le faire, mais il était temps.
« Nous les submergerons ! » dit-il de sa voix rauque, la peau de son visage se ridant encore plus que d’habitude. Il voulut donner le signal de la charge.
« Attends. » fit Torkhus. « Que la moitié viennent avec moi, et que l’autre passe en sens inverse. Nous allons les encercler. »
Du haut des remparts, Ponury et Bruna scrutaient la campagne en feu. Les monstres avaient tout brûlé sans qu’elles ne puissent rien faire.
Les paysans vulpès avaient été évacués, souvent ils fuyaient d’eux-mêmes devant l’avancée des troupes ennemies. Hommes, femmes et enfants, environ trois cents personnes se serraient dans l’enceinte du château.
« Nous n’avons pas assez de nourriture pour tout le monde. Nous ne tiendrons pas un siège d’une semaine.
– Nous aurions pu les écraser sous nos remparts, mais leur chef veut nous assiéger. Ça ne pouvait pas plus mal tomber. »
La châtelaine surgit dans la cour, vêtue d’une armure en platine qui épousait la forme de sa poitrine ; elle avait été faite sur mesure. Son cheval blanc aussi en avait une, ainsi qu’un casque rutilant. Derrière elle, une dizaine de chevaliers équipés de la même manière : des humains composant la jeune noblesse qui avait suivi Irée dans son fief. Ils étaient accompagnés de vingt-cinq écuyers mandragots, armés pour l’occasion d’arbalètes pour les longues distances et d’épées courtes pour le contact.
« Ne paniquez pas ! cria-t-elle à ses paysans, ce ne sont que des monstres désorganisés. Leur nombre n’est que poudre aux yeux, la plupart n’ont même pas d’armures ! Une seule charge de ma part et ils fuiront la queue entre les jambes ! Qu’on nous ouvre les portes ! »
Depuis une hauteur, Torkhus regardait son armée se mettre en place.
« Nous devons être prudents. Les cavaliers d’élite méroviens sont redoutables… si on les laisse s'approcher. »
D’un mouvement de bras, il ordonna à ses femelles de charger les catapultes avec les cages des xylothermes. La tension dans les cordes rudimentaires ne permettait pas de tirer plus d’une fois ou deux avant qu’elles ne cassent, mais c’était suffisant.
Les petits monstres s’écrasèrent avec fracas contre les toits du château de Mézidon. Ceux qui n’étaient pas morts sur le coup étaient maintenant libres de leurs prisons de fer, et le vol plané ne les mettait pas de bonne humeur. Excités et mécontents, ils sautaient partout en hurlant et vomissant des braises.
Le feu prit d’abord dans la charpente du donjon avant de se répandre dans la cour. Les xylothermes s’accrochaient à la queue touffue des enfants vulpès, embrasant leur fourrure et leurs vêtements. La panique les poussa à ouvrir les portes.
« Ne vous précipitez pas ! Éteignez ceux qui sont en feu et ne restez pas en travers de mon chemin ! » hurla Irée, qui se dégageait un passage en donnant des coups d’éperon à la foule. Il était trop tard, elle avait déjà été entrainée hors des murs, elle et ses troupes.
« Chaaaaaargeeeeeez !!! » tonna Torkhus.
Les élycères s’élancèrent à pleine vitesse. Avec leurs huit pattes à triple articulation, ils grimpèrent sur la colline comme si de rien n’était, leurs sabots arrachant des mottes de terre à chaque enjambée. Ils percutèrent les méroviens en faisant voler les cavaliers à l’aide de leurs énormes cornes.
Les armures furent concassées et les armes brisées. Ceux qui n’étaient pas montés sur un cheval lors de la charge furent littéralement disloqués par le choc. Les orcs faisaient tournoyer leurs massues en bois et les écrasaient sur la tête de tout ce qui passait à leur portée. La masse des gobelins vint à leur suite pour finir le travail.
Une flèche de glace incantée par Ponury évita un désastre complet ; car elle perça deux élycères d’un coup, tuant au passage les orcs qui les montaient, empêchant du même coup les troupes méroviennes de se débander totalement.
Irée ne dut sa survie qu’à Bruna. La guerrière, sautant du haut des remparts, atterrit sur un orc qu’elle égorgea de sa lame avant de rejoindre sa maitresse.
« Mademoiselle, nous devons retourner à l’intérieur des murs ! Ponury pourra lancer ses sorts quand nous aurons dégagé la zone !
– Je ne peux pas à cause de ces paysans qui courent dans tous les sens ! Qu’elle les lance, ses foutus sorts, et tant pis pour eux !
– Encore faudrait-il qu’on puisse s’enfuir… »
Deux gobelins leur sautaient dessus. Bruna les désarma et Irée planta sa lance dans leurs entrailles pour les achever. Son cheval trop paniqué, elle dut en descendre.
Un écran de fumée explosa derrière elles. Debout sur une carasse de catapulte, Beg’Tev incantait ses sorts et bombardait le champ de bataille pour augmenter la confusion.
« Les gobelins ont des mages maintenant !? s’exclama Irée.
– Attention, un orc s’app… »
Torkhus frappa Bruna à l’épaule avec sa massue, forçant la guerrière mandragote à poser un genou à terre.
« C’est toi, la cheffe ? demanda-t-il à Irée.
– Tu vas périr ! Moi Irée d’Avesnes, ne permettrait pas que des monstres…
– Irée ? Ce n’est pas toi que je cherche. »
Le général orc saisit par le bras un cavalier qui tentait de s’enfuir en rampant, et l’envoya valdinguer jusqu’aux remparts.
« Elle doit être quelque part par là… »
Deux flèches de feu fusèrent dans sa direction. Torkhus esquiva sans peine, mais une de ses femelles fut frappée en pleine tête. Les flammèches, semblables à des serpents, coururent sur ses membres et consommèrent les chairs de la guerrière orque qui poussait d’effroyables cris.
Ponury sauta des remparts. Contrairement à sa camarade, elle n’eut pas besoin d’effectuer des cabrioles pour amortir sa chute ; des plateformes d’éther lui créèrent un escalier jusqu’en bas.
« C’est toi, la mage elfe ?
– Je le pense, puisque je suis la seule mage du fief. Tu me veux quelque chose ? » demanda Ponury.
Elle était étonnée de l’apparence et de l’intelligence de l’orc. Depuis le début de la bataille, elle attendait le bon moment pour déchainer sa puissance et réduire en cendre sa petite armée, mais les manœuvres de Torkhus l’en avaient empêché.
« L’autre chaman gobelin te voulait vivante pour je ne sais quel truc, mais ça ne m’intéresse plus. »
Il descendit de son élycère.
« Tu es forte. Tu viens d’éliminer une de mes femelles. Prends sa place et je t’épargnerai. »
Ponury pencha la tête sur le côté.
« Ce n’est pas une mauvaise proposition. Tu échappes à une mort horrible et tu deviens la concubine de l’orc qui dominera la région.
– Je ne suis pas « forte ». Je suis « très forte ».
– Quoi ? »
Le regard de Ponury s’assombrit.
« Arrête de soliloquer et tue-le ! » ordonna Irée.
Ponury saisit sa maitresse à la gorge. Une lame cachée lui ouvrit la peau sous la mâchoire, faisant couler un filet de sang sur la main de l’elfe.
« Qu’est-ce que…
– Je ne suis pas comme Bruna, à me sacrifier pour les humains. Tu as toujours été d’une stupidité sans nom… »
Elle lécha le sang de l’humaine. Autour de Ponury, de petites volutes d’éther vertes tourbillonnaient dans un balai frénétique. De temps en temps, une zébrure de lumière éclatait en projetant des étincelles magiques. L’air devenait lourd.
« Tu veux toujours te battre, l’orc ? »
Torkhus regardait la scène, amusé. Glaven, qui l’accompagnait, commença à reculer.
« Intéressant, tu te renforces avec du sang… un vrai monstre ! »
L’orc saisit Bruna par le col et lui arracha le bras. Le choc fut tel que la soldate perdit connaissance avant de pouvoir hurler. Torkhus pressa le membre dans ses mains, le réduisant à une bouillie sanguinolente qu’il s’empressa d’avaler.
« Tu es donc comme nous. Un monstre de Tellus ! »
Ses muscles s’épaissirent à vue d’œil, sa peau verdâtre se tendit et ses canines prirent du volume. Ses yeux s’injectaient d’un sang de plus en plus noir.
« Est-ce que tu es aussi forte que moi ? » demanda-t-il en prenant une grande inspiration.
Un pentacle transparent se matérialisa sur tout le champ de bataille. Ses bords étaient bardés d’arabesques et de lettres inconnues.
« Ça, tu le sauras bien assez tôt. » dit l’elfe.
Une explosion monumentale fit disparaitre le pentacle. Des colonnes de feu sortaient du sol, propulsant les paysans vulpès comme les gobelins dans tous les sens ; les murs s’affaissèrent et s’effondrèrent sur ceux qui tentaient de retourner au château.
Beg’tev se protégea avec un bouclier d’éther. Glaven eut le temps de sauter derrière ainsi que la majorité de l’armée. Le chaman déploya la même protection sur Torkhus.
L’attaque ne dura pas plus d’une minute. Seul au milieu d’une montagne de corps, Torkhus avait encaissé le choc. Il était brûlé mais en vie.
« Ahahaha ! J’ai survécu ! Misérable ! Maintenant, c’est à moi de… »
Il regarda autour de lui. La terre était rouge et couverte des tripes des chevaux et des élycères. Ponury avait disparu.
« Elle s’est enfuie… maligne. »
Il écrasa une flamme qui prenait sur une touffe d’herbe.
« Il y en a d’autres qui ont survécu ! » remarqua-t-il. À ses pieds, Irée et Bruna vivaient encore, protégées malgré elles par le bouclier de Beg’Tev. Il leur fit un grand sourire avant de se redresser.
« Les gars ! Le château est à nous ! Pillez tout ce que vous voulez ! »
Un cri de joie bestiale s’éleva des troupes de monstres. Les paysans survivants n’avaient plus la force de leur résister.
La salle des cartes de Mézidon avait été transformée en salle de banquet. Les réserves avaient été ouvertes, révélant des victuailles en quantité et surtout, du vin !
Bien assis dans le fauteuil d’Irée, Torkhus, devenu dux bellorum du clan Skarzh, profitait de sa victoire. Il avait forcé les humaines et les mandragotes capturées à s’occuper de lui, à lui servir à boire et à soigner ses brûlures.
Les gobelins mangeaient à s’en faire éclater la panse. Beg’Tev, qui n’était pas le dernier sur la boisson, sifflait toutes les liqueurs qu’Irée avait cachées dans sa chambre. Seul Glaven, adossé à un mur, ne prenait pas part aux réjouissances.
« Tu me fais de la peine à rester dans ton coin, dit Torkhus. Prends donc de la bidoche et une femme et va t’amuser ! Gloire à Tellus !
– Je ne suis pas sûr qu’on puisse faire la fête aussi vite. Cette elfe pourrait bien revenir… »
Torkhus vida sa chope et donna une tape sur les fesses d’une mandragote pour qu’on le resserve.
« Tu es un gobelin trop sérieux, ça ne colle pas avec ta race… Cette elfe ne reviendra pas de sitôt. »
Beg’Tev, sous l’emprise de l’alcool, s’approcha du guerrier gobelin.
« Pour se déplacer aussi vite, elle a dû utiliser un sort très consommateur en magie. Où qu’elle soit, elle devra faire une longue pause.
– Et surtout, nous avons des alliées de poids, maintenant. » ajouta Torkhus.
Dans un coin de la salle, Irée et Bruna avaient été gardées comme prisonnières. Elles étaient dans un tel état qu’ils n’avaient eu qu’à leur ligoter les pieds.
« Alors, qu’est-ce qu’on va faire de vous, maintenant ? » demanda l’orc en se léchant les lèvres.