« Tu voulais parler d’un truc, donc ? » Je pose les deux tasses sur la table, il attrape la sienne à deux mains.
« C’est Adelaïde… » Pitié ! Pourquoi je dois gérer ça ?
« Haydar est sorti. » Je suis pas un ragondin, moi !
« C’est toi que je veux voir.
_Euh… » Je range ma chaise avant de m’asseoir. « Pourquoi, au juste ?
_Oh, allez. » Il tire ma chaise. « S’il te plaît. » Il désigne ma place.
« Tu as deux minutes chrono pour m’accrocher ou je m’enfuis à mon atelier et je ferme à double tour.
_En me laissant ici ?
_Je connais ton adresse. » Je balaie sa remarque d’un geste de la main. « Et je peux te trouver dans le Monde Onirique. Tu veux pas m’emmerder. » Je hausse les épaules, il soupire.
« Elle veut qu’on fasse une thérapie ensemble pour… comment dire…
_Avec des mots. » Et vite.
« Elle veut me convaincre de me faire soigner.
_Tant mieux pour elle ?
_Haman !
_Mais quoi ? A sa place, j’y réfléchirais aussi. » J’ai roulé des yeux en même temps que lui.
« Elle pense que j’ai des hallucinations et que c’est grave…
_Attends une seconde, rembobine. » Inspire, Haman, il peut pas être aussi stupide. Il s’appelle Crozier, pas Lafont. « Tu lui as parlé du Monde Onirique ?
_Bah oui !
_Dis pas ça comme si c’était évident ! Tu m’étonnes qu’elle pense que tu sois fou ! » La pauvre…
« Elle m’a dit que Lendemain était une secte et…
_Tu lui as parlé de Lendemain ?
_Je…
_Tu as une idée du nombre de règles que tu as jeté à la poubelle ?
_Tu vas me dénoncer ?
_ça dépend. » Je prends une gorgée de café. Je peux voir les couleurs quitter mon visage. Ça lui apprendra à me prendre comme conseiller conjugal. « Tu vas apprendre à faire ça au Ragondin ?
_Je suis sérieux, Haman !
_Oh, ça va. C’est pas moi qui me suis foutue dans la merde. » Je roule encore des yeux, pour bien activer les rouages de mon cerveau.
« Tu veux bien m’aider ?
_Mais tu veux que je fasses quoi, là, à part te couvrir auprès de Rémielle ? On peut pas effacer la mémoire des gens, tu sais ?
_Je veux pas qu’elle oublie !
_Donc… tu veux aller en asile ?
_Mais non ! » Choisis, bon sang !
« Alors quoi ?
_Tu veux pas lui parler ? »
J’éclate de rire, c’est plus fort que moi.
« Bonjour Ady, c’est Haman, tu sais, la camarade de secte de ton mec. On dors ensemble parfois pour nos rituels mais je te jure, tout ça c’est pas du pipeau. Il y a un vrai autre monde avec des êtres surnaturels, là-bas. »
Il me fixe, le visage fermé, les traits tirés, comme s’il venait de passer au sèche-linge.
« Un soucis avec mon pitch ?
_Tu veux bien prendre ça au sérieux ?
_Ouais, mais je vais pas la convaincre de grand-chose. »
Il soupire et prends son visage dans ses mains.
« Qu’est-ce que je vais faire ?
_Si tu avais une baguette magique, tu ferais quoi ?
_Comment ça ?
_T’es venu me demander de l’aide. Personne ne peut faire la moitié de ce que je fais. Si t’avais une baguette, donc, tu demanderais quoi ? C’est quoi ton vœu au géni ?
_Qu’elle voit ce que je vois, là-bas.
_C’est pas possible, ça.
_Je sais ! »
Il a pas compris.
« J’ai dit : c’est pas possible. Aucun enfant de cœur de toute l’histoire connue de Lendemain n’a emmené d’humain normal dans le Monde Onirique.
_Oui, donc il faut autre chose.
_Mais non ! » Il est lent, ma parole ! « Donc il faut juste que je sois la première à le faire. » Je lui souris, il n’a pas l’air à moitié aussi excité par tout ça qu’il le devrait.
« Tu es folle, Haman. C’est toi qu’on devrait interner.
_T’es pas obligé d’être aussi gentil. » Je bat des cils, il soupire.
« Donc tu vas chercher une solution ?
_Trouver, une solution. » C’est pas possible de pas comprendre à ce point. « Maintenant, zou ! Je dois dégager à la boutique. »
Il rentre chez lui, je tourne la plaque qui dit « ouvert ». Florian, un petit employé bien sage, s’occupe de la vente. Je prends un bâton de réglisse et m’installe derrière l’établi.
Qu’est-ce qu’il y a au programme du jour ?
Ady et Vince sortent vite de ma tête, remplacés par toutes les nuances de bois et d’effets que je peux fournir à mon client.
La journée passe vite, le Ragondin me cherche en sortant. Il a passé la sienne au collège, le pauvre.
« Comment sont les gamins de 92-96 ?
_Puérils ? » Il roule des yeux. « Comme toi, si tu veux.
_Comment oses-tu ! Je gères Bahl-holz !
_Et qui est holz ?
_Personne. » Je prends un pain au chocolat dans sa main. « Sinon, t’as quoi de prévu dans les prochains jours ?
_Collège, collège, installer le papier peint du bureau, collège, trucs d’amoureux, collège et…
_Fais-moi une place. » Je hausse les épaules.
« Pourquoi faire ?
_Un truc pas correct. » Je lui fais un clin d’œil.
On monte en voiture, au bout de la rue. Je conduis. On arrive vite chez moi et je parle pas au volant.
« Un truc pas net ?
_Arrête de tout rendre pas net, on en a parlé. » Je roule des yeux. Il rougit.
« Tu sais ce que je veux dire…
_Que tu veux te faire ta meuf. » Je soupire. « Mais c’est à elle que tu dois en parler. » Je hoche la tête, il me bouscule, je manque de manquer une marche.
La lumière est allumée quand j’ouvre la porte.
« Salam, habibti. » Haydar s’approche, pose une main sur ma hanche et sa bouche sur la mienne. Mes muscles fondent d’un mouvement, je me détends dans ses bras comme dans un gros plaid. Il sourit contre mon visage.
« Bonjour, galbi. »
Le ragondin tousse bruyamment, pour bien tout gâcher. Bon, ok, il est jaloux. Mais c’est pas exactement une raison, si ?
« Elle voulait me parler d’un truc illicite.
_Tu te drogues ? » Haydar me regarde, mi-accusateur, mi-mort-de-rire.
« Tu savais pas ? Oh, mon pauvre. » Je secoue la tête, il me bouscule l’épaule, y laissant une vague de petits éclairs ravissants.
« Je vous dérange, peut-être ?
_Bah oui André, tu crois quoi ? » Je croise les bras et hausse les sourcils. Il râle un moment, nous suivant jusqu’à la toute petite table.
« Il y a du café ? » Il regarde Haydar, qui sourit largement.
« Sans café, elle ne tient pas vingt minutes.
_Tu me connais tellement bien !
_C’est combien je t’aime.
_Oh, ça va ! On peut se concentrer deux minutes ! »
Le ragondin n’est pas drôle, mais il est persuasif : Haydar est parti remplir nos tasses et les poser sur la table.
« Alors, ton truc pas correct. » Il a souri dans ma direction, effaçant presque ma nouvelle mission.
« Vincent veut que j’emmène Ady dans le Monde Onirique. » Je hausse les épaules, comme si ça serait pas une première historique.
« Ady, comme dans Adelaïde, comme dans sa petite amie ? » André a le visage trop tordu pour penser, alors je vais l’aider un peu… ou pas.
« Mais non, Ady la bouchère de Super-trop-illégal-ville. » Je roule des yeux.
« Et tu sais comment t’y prendre ? » Haydar absorbe sa tasse d’une traite.
« Je voulais votre avis. » Je hausse les épaules.
« Il y a beaucoup à dire. » Tout le corps d’André tremblait comme s’il était en surchauffe. Pauvre chat…
« Je vais le faire. Oui, c’est illégal. Non, personne l’a jamais fait. Oui, je suis trop cool. Non, tu peux pas m’en dissuader. » Mieux vaut régler ça tout de suite, avant qu’il nous fasse un discours.
« Pourquoi tu veux faire ça ? » André soupire, comme pour expulser tout son air loin de notre crime.
« Pourquoi pas ? » Sérieusement, rabat-joie.
« Je dirais, parce que personne n’a réussi et qu’elle sait qu’elle est le seul espoir du progrès. »
Pour son éloge merveilleux, je lui offre un baiser rapide, comme un effleurement de ses lèvres. Il sourit. André se racle la gorge.
« Je veux dire, pourquoi Vincent veut ça. » Il passe ses mains sur son visage.
« Elle le croit pas. » Je hause les épaules. « Ah oui, j’ai oublié de dire : il lui a tout raconté. Lendemain, le Monde Onirique, … tout. » L’abrutis.
« La porte ?
_L’horloge ? »
Les garçons pensent toujours à la même chose : des détails.
« On se concentre, là ! » Bordel. « Je dois accomplir l’impossible avec quelqu’un de très peu coopératif. Des suggestions ? »
Ils semblent tous les deux pris dans leur réflexion. Le temps passe, lentement, en poitrine qui se soulève et tasses qui se vident et se remplissent.
« Il existe pas des pierres comme ça, au marquisat ? » André se gratte la tête. « Les DeL’Aume en ont parlé avec ton père, une fois… les pierres du souvenir, un truc du genre, les…
_Pierres mémorielles ! »
Des artefacts magiques dont on parle surtout à l’Association. Personne, même à Renouveau, ne sait comment ils en ont trouvé qui soient connectés au Monde Onirique.
« Mais non. Même les Oniriques ne sont pas lisibles par les humains ou les rêveurs. Il faudrait que je la connecte à un enfant du songe et… »
Silence. Clic ! Une lampe s’allume dans mon cerveau. Comment j’y ai pas pensé plus tôt ?
Les rouages accélèrent, les garçons me fixent. Avec leur petit esprit chétif, ils n’auront jamais la moindre idée de ce qui se passe dans ma tête, là. Pas le temps d’expliquer, il me faut…
« Haman ? » Haydar pose une main sur mon épaule. La réalité revient me frapper comme une douche froide.
« Il me faut du gel de rêveur et des rubans de résonnance. » J’attrape ses bras, les yeux grands ouverts.
« Ça sonne très expérimental. » Il fronce les sourcils. Bah oui, sans l’expérience du ragondin, c’est difficile de comprendre quand je lâcherais pas…
« Je cherche les trucs de rêveur. » André bondit sur ses pattes. « Tu peux gérer les rubans pendant qu’elle réfléchit à faire en sorte de tuer personne ? » Il donne un coup de menton vers mon époux.
« Je… ok ? »
Il finira par savoir d’instinct, comme André. Ou pas… peut-être que c’est mieux qu’il soit toujours à demi-perdu. J’aime bien ça, moi, quand il me perds parce qu’il reste encore des milliers de bouts de lui à découvrir.
J’aimerais qu’il y ait toujours et encore des dizaines de milliers de facette de lui qui se découvrent, comme un océan infini de découverte et de nouveauté.
Je cligne des yeux et ils sont partis. Les bras froids de mon imaginaire sont serrés contre moi, comme à chaque chute de tension. Ils ne savent pas. Ils ne sauront jamais.
« Merci, petit cœur… » Je pose une main sur le froid et, comme par magie, je sens quelque chose vibrer, comme un courant d’air qui bat.
« Les enfants de cœur ne sont jamais seuls, car il n’est rien que le cœur n’enserre pas d’amour ou de haine. », c’est comme ça qu’on dit dans le Manuel Onirique. Mais Haydar ne saura jamais à quel point ça peut résonner, à quel point ça devient vrai quand on en a vraiment besoin.
Un courant d’air froid traverse ma gorge. Je ferme les yeux, comme si ma vue l’empêchait de me soigner, de me rafraîchir. Plus le temps passe, plus je sens que la corde de ma vie s’effile. Est-ce que c’est à cause des Salhi ? Est-ce que ça vient de ma chaîne ?
Je ne prendrais pas le risque de demander.
Soupirant, j’attrape mon téléphone. Le métal froid pèse lourd contre mes doigts fatigués. Je descends la liste de mes contact. « Crozier et Ménétries ». D’une pression rapide, je lance l’appel. L’image de Vincent, pressé contre la fine et élégante Adelaïde, remplit mon écran.
« Allo oui bonjour !
_Ady ? C’est Haman.
_Quelle surprise ! » On peut entendre le sourire dans sa voix, trahissant que l’autre abruti ne m’a probablement pas vendu avec lui.
« Il faut qu’on se voie bientôt. Faudrait dégager une soirée, peut-être une nuit. Haydar, Vince’, André, toi et moi. » Je suis suspecte ?
« André ?
_Il se sent rejeté quand on fait des trucs entre couples, le pauvre ragonin.
_Peut-être que sa meilleure amie qui lui donne des surnoms de vermine, ça aide pas.
_Je prends ça pour un oui. Merci Ady, à plus. »
Je raccroche avant qu’elle refuse. La pauvre miss politesse va tourner en rond un moment, puis décider qu’elle n’a pas le choix, en fin de compte.
Une demi-heure s’envole, alors que je prépare à manger en avance, avant que Vincent n’appelle.
« Crozier.
_Qu’est-ce qui t’a pris !
_Quoi ? Je gère, t’inquiètes.
_Tu sais au moins comment tu vas t’y prendre ?
_C’est ce genre d’attitude qui font qu’on ne jouera jamais dans la même cour, toi et moi.
_Ce n’est pas un jeu, Haman.
_Oui, je sais. C’est l’amour de ta vie. » Je roule des yeux. « A moins que tu veuilles qu’elle te quitte ou pire, qu’elle te fasse interner, laisse-moi faire.
_Mais Haman…
_Si ça arrive dans les oreilles des vilains Lafont…
_S’il te plaît, écoute…
_Haman Zahab n’est pas disponible pour le moment, veuillez laisser un message après le bip sonore…
_Haman, sérieux !
_Biiiip. »
Je raccroche, vide la préparation dans un tup et attrape ma veste.
Si je veux que tout se passe bien, il me faut un coin du Monde Onirique où l’armée locale a peu d’influence. Déjà que ces abrutis n’aiment pas les rêveurs et les enfants de cœur… alors ceux qui ne sont ni l’un, ni l’autre…
La voiture démarre dans un ronronnement familier. Un autre cœur bat à côté du mien. Qui l’eut cru ? Le cœur de la Terre s’inquiète de la sécurité routière, en vrai. Au moins, il s’en soucis assez pour ne pas m’avoir laissée perdre connaissance au volant.
Je dépasse le lycée et quitte la ville. Les différents points d’arrêt de Lendemain passent. Parfois, un visage plus ou moins familier croise mon regard. Certains me font signe, d’autres m’ignorent.
Le canal s’écoule près de moi. Je passe devant le Centre de formation, puis à travers Niederkrauter. Madame Louis me fait signe, je lui rends avec un sourire.
Très vite, je passe devant le mastodonte où vivent Solange et Esteban. Amandine joue dans la cour avant, ses cheveux roux relevés en queue de cheval. Est-ce qu’elle se souvient de ses parents ?
Solange me voit m’enfoncer plus loin, les sourcils froncés. Elle doit se douter d’où je vais, mais je lui doit pas la moindre explication. Peut-être que je devrais laisser un mot à Papa, juste, parce qu’elle va lui parler et qu’il aime savoir pourquoi je fais n’importe quoi.
Je m’arrête devant le portail noir des locaux. Un petit homme plisse les yeux à ma vue. Avec le voile, c’est déjà dure de me reconnaître pour les employés de Lendemain, alors pour ceux de Renouveau…
« Haman, fille d’Antoine, lui-même fils de Patrick. » J’ouvre ma vitre et sort ma tête. Il s’approche et sors de l’ombre.
« LeMoine, c’est toi ?
_Oh mon dieu, Quang Tú, t’as tellement grandi !
_On m’appelle agent Deng, maintenant.
_Ouais, j’imagine. »
Je lui souris, il rougit un peu.
« Tu avais rendez-vous ?
_J’aurais voulu visiter un peu la bibliothèque, voir des trucs sur le Monde Onirique.
_Ah… » Il se tord les doigts. « Je ne dois pas mêler vie personnelle et privée et…
_C’est pour faire un truc interdit. » Je hausse les épaules. « Mais je suppose que t’as raison. Je vais rentrer chez moi et annuler, alors…
_Attends ! »
Je le fixe, il piétine. Pauvre Quang Tú… J’espère qu’il aura pas trop de problème…
« Oui ?
_Qu’est-ce que tu veux faire, au juste.
_Emmener une normie dans le Monde Onirique.
_Une… normie ?
_Pas rêveuse, pas enfant de cœur, pense que l’idée de traverser les phases vient d’une secte, …
_Oh mon dieu… » Il passe une main dans ses cheveux noirs. « Oh mon dieu, oh mon dieu, oh mon dieu. » Pauvre dieu, qui se fait harceler d’appels.
« Alors, je dois annuler ?
_Non ! Attends ! ça serait…
_une première historique ? C’est normal, dans ma famille. » Je hausse les épaules et fait mine d’inspecter ma manucure.
Il pousse un profond soupire, puis ouvre le portail.
« J’écrirais un rapport détaillé de tout ça. » Il s’incline. « Bonne chance, LeMoine.
_Bonne chance à toi, avec tes supérieurs. » Je démarre et il cligne des yeux, réalisant sûrement qu’il ne m’avait rien fait signer.
Heureusement pour lui, la bureaucratie de Renouveau était connue pour être plus permissive que celle de Lendemain.
Le quartier général de Renouveau n’est pas grand : une cabane plain-pied aux murs en bois, avec un escalier vers des sous-sols aménagés sur 3 étages, comme un bunker. La bibliothèque prenait tout le 2e sous-sol et une grande partie du premier. Les bureaux se serraient au premier sous-sol et, pour certains, au rez-de-chaussée.
Les marches, assez vieilles, grinçaient autour de leur barre de métal alors que je tournais, tournais, tournais jusqu’à atteindre le sol.
La poussière flottait en nuage entre les rayonnages, traversée par les rayons de lumière, dépassant de trous dans les abat-jours.
Quelques rares étudiants, penchés sur leurs vieilles tables, grattaient furieusement leurs feuilles de notes, avides de connaissances.
Personne n’occupait le siège préféré de Papa, près de la cheminée. Bon, bah ça va être mon territoire.
Quand j’y ai jeté ma veste et mon sac, je prends d’assaut les rayonnages. Il me faut un endroit, un contact, une idée…
Atlas Onirique, Anne et Edouard DeL’Aume, 1991.
La couverture de cuir a dû être le travail d’Edouard : selon Fanny, son père a toujours adoré relier lui-même les livres… est-ce qu’ils ont une copie ?
La pile de livre grandit et, très vite, je suis en tailleur sur le fauteuil, chauffée par le feu, à tourner les pages plus ou moins jaunes à la recherche de l’illumination.
Comment Lendemain peut passer à côté de ça ?
« Café ? »
L’appel divin me fait sursauter, au point de presque renverser les livres contre la grille de protection. La prophétesse de la caféine m’aide à les redresser, ses longs doigts d’araignée cachés dans des gants blancs, avant de ramener sa main à son ventre arrondi.
« Martine ?
_Je ne voulais pas t’effrayer. »
Elle me fait la bise avant de s’installer à côté, faisait un signe de 2 dans les airs, sans doute pour qu’un lutin héroïque nous ramène notre poison.
« Dis-moi que c’est un problème de santé très grave ? » Je souris en pointant son ventre.
« Oh, ça ? » Elle passe une main sur son front. « Un terrible problème… mes parents l’ont eu plusieurs années avant de m’avoir. » Elle secoue la tête. « Les docteurs pensent que je n’en reviendrais jamais, tu sais. »
On éclate de rire quand Morris arrive et pose les tasses.
« On se moque de moi ?
_Non, non. Juste de la petite carotte. » Elle sourit encore, frottant son ventre.
« C’est Haman, c’est ça ?
_Et toi, Morris d’Evreux, né un 4 Mai et ne mangeant jamais de raisin sec. »
Je lui offre mon meilleur sourire édenté.
« Ne fais pas attention à elle, elle est comme ça avec tout le monde…
_Oui, va pas croire que je t’accorderais plus de mesquinerie qu’aux autres, ça serait pas juste pour eux. »
Il a le genre de petit rire gêné que j’inspire souvent, puis se cache dans son café.
« Sur quoi tu travailles ? T’as pas dit que tu venais… »
Je leur explique, pourquoi pas le dire à tout le monde. Elle hoche la tête, fait jurer au pauvre Morris de se taire et me prend dans ses bras. Comme tous les DeL’Aume de naissance, Martine est un robot câlineur conçu pour chasser la distanciation sociale.
« Tu veux que je te ramène ?
_Ma voiture se sentirait trop seule. » Je secoue la tête. « Mais si tu veux perdre du temps, Papa s’ra ravi de te voir un peu. »
Elle secoue la tête à son tour.
Je me replonge dans ma lecture alors qu’elle va papillonner ailleurs.
C’est le gardien qui finit par me mettre dehors, me forçant à rouler de nuit pour rentrer chez moi.
Haydar dort déjà.
Je soupire, allongée sur le lit. Dans quelques heures, je pourrais le faire. Qu’est-ce qui m’en empêcherais ? En quoi ça change d’attacher un rêveur à un enfant du songe ?
Notre réveil sonne comme un oiseau très en colère, qui nous pousse toujours à nous rouler face contre le coussin en grommelant. Groggy, aucun de nous ne veut se lever pour atteindre la commode où il est perché.
Je perds la bataille du jour et prends la première douche avant de lancer la première cafetière.
« Tu es jolie comme le matin.
_Le matin est même pas coiffé. »
Je roule des yeux, il sourit. Je l’embrasse et il se liquéfie dans mes bras, comme à chaque fois, tombant à demi, tremblant, me ramenant toujours plus.
L’amour cause toujours des retours de feu, comme une porte ouverte dans un incendie.
« Je peux le faire.
_Tu peux tout faire.
_Je vais le faire.
_Je t’aime, Haman. Je crois en toi. Si une personne en est capable, ça doit être toi.
_Tu étais contre.
_Je suis toujours pour toi, juste effrayé par ce qui pourrait se passer.
_Tu me perdras pas.
_Tu n’en as aucune idée.
_Je t’aime. Aucun vide d’aucun univers ne me tirera assez fort pour me détacher de toi.
_Tu n’en sais rien, je te dis…
_Je le sais ! Il y a que deux personnes aux mondes qui pourraient nous séparer. C’est nous deux. »
Je regarde dans ses yeux. Ses paupières se rident de sourire. Je l’embrasse encore, cherchant toute l’énergie de nous que je puisse rassembler.
Le travail m’occupe largement jusqu’à la soirée chez les Crozier. Tout est prêt pour une super soirée entre amis : apéritifs maison et cheminée, tout ça sur fond de musique classique.
Ô Ady !
Elle ne sait pas ce qui l’attends, la pauvre.
« C’est vraiment classe, chez toi. » Je hoche la tête. « Quoi qu’il arrive, lâche pas cette maison, ok ?
_Haman. » Vincent croise les bras.
« Quoi ? T’as jamais eu l’air aussi cool ! »
On s’installe, on regarde un film, elle se détend. A part quelques regards décomposés d’inquiétude, elle ne donne aucun signe de vouloir psychiatriser son mari.
Ok, à sa place, je ne le crierais pas non plus sur les toits…
« Ady. » Je pose mes mains à plat sur la table, le visage penché en avant. Tout le monde me fixe, l’effet est très réussi : tout le monde me fixe.
« Haman ?
_Il est temps qu’on en vienne à la raison de notre venue. » Je hoche lentement la tête et elle penche la sienne.
« C’est-à-dire ?
_On va avoir besoin d’une chambre. »
Ok, j’aurais pas eu besoin de dire ça. Mais je vous jure que son visage, tout rouge et confus qu’il était, valait largement le coup.
« Je suis désolé, je… » Le ragondin s’arrache presque les cheveux.
« Elle veut dire… elle va mieux s’expliquer… » Vincent piétine, passant son doigt sur le bord de son verre.
« On va au Monde Onirique et tu viens avec nous.
_Je ne prendrais pas de drogue.
_On peut s’en passer, si vraiment. » Je hausse les épaules. « C’est juste pour éviter la fatigue qu’on la prend, d’habitude. »
L’assemblée de regard noir accueille ma remarque.
« Le M… tu fais aussi partie de la secte ?
_Oui, mais une chose à la fois. »
Je roule des yeux, elle cligne des siens.
« Tu seras fixée, après ça.
_Heu… j’aime pas l’idée que ça repose sur toi… » Il se gratte encore la tête.
« C’est parce que tu réalises pas mon géni. » Je secoue la tête.
« Non, il te connaît, c’est tout. » Ragondin se lève et s’étire, tendant la main vers Ady. « Je te promets que tout se passera très bien. »
Son sourire doit lui avoir été offert par une créature démoniaque : il fonctionne à tous les coups.
Elle se radoucit et on monte dans la suite parentale, sans parents. André y va à fond, de toute la force de son calmant intégré, pour qu’elle s’installe gentiment.
Haydar aide Vincent à se mettre le gel, qu’Ady ne veut pas sur sa peau. Je noue son côté du ruban.
« Ça va faire mal ?
_Aucune idée. » Bonne question ! Je haussai les épaules. « Normalement non, mais ça se peut que ça soit un peu inconfortable, par contre. »
Elle me sourit de travers. Vincent se racle la gorge.
« Où on va ?
_Thelbatt, j’ai un plan. » Je souris de toutes mes dents.
Il ravale un soupire et ferme les yeux. Un jour, quand ça ne risquera pas de terroriser une femme très bien, je lui ferais payer d’avoir douté de moi.
La chaîne de Vincent est facile à coloniser, un peu comme celle de Rémielle : plus subtile que celle d’André mais assez solide pour permettre quelques accrocs, si notre chaîne d’enfant de cœur n’est pas déjà en train de partir en miette.
J’espère qu’elle pourra tirer Ady sans se déchirer !
Sa chaîne, à elle, manque de tout ce qui fait un rêveur. Elle est presque invisible, dans toute sa normalité. Presque translucide, elle se cache. Mais je la trouve, parce que le cœur le veut bien et que je parle avec le mien.
Vincent commence à partir. J’inspire, le lien avec Addy brille comme un fil conducteur entre nos chaînes. Je suis le chemin étroit. L’univers grince autour de moi, déchirant un morceau de moi-même. Je me tends mais ne dis rien : inutile d’effrayer qui que ce soit.
Sa chaîne tire et la mienne tremble, mais le cœur est avec moi. A cœur vaillant, rien d’impossible. Aucun cœur n’est plus vaillant que celui du monde dans lequel on vit depuis des millénaires. Il ne me lâchera pas.
Le décor disparaît.
La chaîne d’Adélaïde brûle comme un tisonnier ardent contre tout mon être. Je serre les dents, me raccroche à Vincent, le décor tournant à toute vitesse, le mur du Monde Onirique soudain infranchissable.
C’est pas le paradis du Dodo qui résistera à une LeMoine !
Crac.
Comme une paroi de verre qui se brise, la paroi glisse sur ma peau en un millier de coupures brûlantes, glacées, acides.
L’air des montagnes nous fouette d’un coups, balayant tout le reste.
« Les monts Thelbatt. » Vincent sourit, les yeux grands ouverts de surprise, quand je me laisse tomber en arrière.
Est-ce que les garçons vont nous rejoindre ?
« Qu’est-ce que ? » Ady regarde ses mains gantées, son corps couvert d’une longue robe noire.
« Tu portes pas l’attirail habituel. » Je hausse un sourcil, grimaçant, détaillant la beauté de ses bottes ouvragées, des bijoux attachant ses cheveux.
« Qu’est-ce que tu as fait ? » Vincent cherche mon visage des yeux, comme s’il était difficile à trouver.
« L’impossible, comme d’habitude. » Je hausse les épaules.
« Haman, tu ne réalises pas ! » Sa voix résonne tout autour, alors que le décor se déforme.
Qu’est-ce que j’ai fais ? Bonne question.
« Je voulais te montrer un truc. » Je ravale une vague de nausée, me relevant dans le décor blanchit et tremblant, trop familier pour que je m’y perde.
« Quelque chose d’autre que ça ? » Elle bouge, sa voix sourit, son image se multiplie.
« Quelque chose de plus cool. » Je hoche la tête, tout empire, comme un tourniquet de feuilles vertes, de rive grise et de ciel bleu, tout mélangé.
« Tu fais de la magie. » Elle dit ça comme si c’était une surprise.
« Ça ? » Je hausse les épaules. « J’ai fais plus cool.
_Non, Haman. » Haydar arrive, sa douce voix comme une explosion de lumière claire et douce dans le brouillard. « Personne n’a jamais fait ça.
_Et je comprends pourquoi. » Je grimace, m’accrochant à son bras comme si ça allait calmer le tournis. Pourquoi ça me fait ça ?
« Ça va ? » Le ragondin arrive de l’autre côté.
Je ravale tout l’inconfort et redresse mon dos.
« Direction Siknavar ! »
Je lève les bras, ils s’échangent un regard et on s’avance à travers la montagne, les bras sûrs d’Haydar comme des guides à la place de mes yeux.
« Tu t’épuises, habibti.
_Mieux vaut un grand feu d’une seconde qu’une bougie d’un an. Les gens préfèrent tous les feux d’artifice aux lampes de chevet.
_Je t’aime dans tous les cas, ma chérie. Tes secondes sont des bonheurs pour tous ceux qui te connaissent. S’il te plaît, fais-en des centaines. » Il m’embrasse la tempe.
« Et ça ? » Ady se penche, je me tourne vers elle.
Elle brille, brûle, tire, draine.
C’est moi qui paie ce voyage, pour elle.
Comment les rêveurs font pour ne pas s’évanouir sous la fatigue ?
« Omosatnog, coquilles de soleil. » Je me penchais vers la fleur jaune qu’elle tenait dans sa main, clarifiée par sa présence. Comment je vais me redresser ?
« C’est un vrai autre monde. » Elle sourit vers Vincent.
Ses épaules se sont relâchées, il est paisible.
On sourit tous, en chemin vers les Sinavar, nommant les lislon[1] volant entre les arbres et les abochlon[2] dormant sur les branches.
La route se rétrécit, encore et encore, jusqu’à une entrée de caverne. Ils y avaient battis une grande porte en bois de grebovon[3], renforcée de lanières de tousitkir[4] et de clous de leur propre création. Aucun doute sur les habitants : l’entrée était marquée de leur emblème : un fromage, un champignon et une pierre, chacun entouré et relié entre eux.
« Qu’est-ce que c’est ? » Adélaïde passe sa main sur le symbole, déclenchant sans doute une série de tintement qu’on n’entend qu’à l’intérieur.
« Le symbole du dédale de Thelbatt. » Je haussais les épaules, m’appuyant sur un rocher moussu.
Un siknavar en sous-vêtement de peau ouvrit la porte, faisant presque tomber tout le groupe de stupeur. Des petits attendaient derrière. Deux portaient des vêtements de tissu, ce qui signifiait que les marchands de contrebande étaient plus prolifiques en ce moment.
« Gerbeker. » Sa voix vibrait de fatigue. « Gerbehek-lar, tark-ver-ash bidlissi. »
« Nessam, thevti. » Je m’incline, sentant tous les regards impressionnés sur moi.
« Tu parles le… le thelbatien ? » André se gratte l’arrière de la tête.
« Nessam, ça veut dire enfant de la nature. C’est pour dire bonjour. » Je hausse les épaules.
« Et Thevti ? » Adélaïde sourit, toute heureuse.
« Nessam ? » Il gratta son menton et les enfants se pressèrent derrière lui.
« Obigda lilaker. » Le thelbalsitt était largement plus simple que le schiltt, mais aussi bien plus impressionnant.
« Quand est-ce que tu allais me dire que tu parlais leur langue ? » André agitait les bras pour que je le vois.
« C’est incroyable, Haman. » Je sais, Vincent.
« Ma mère m’a appris. » Je hausse les épaules.
Quelques phrases maladroites plus tard, Shik-shouk nous fait faire le tour du propriétaire avec les enfants curieux. On goûte un fromage et, quand il arrive dans la bouche d’Adélaïde, mon corps tout entier menace d’exploser.
Assis dans la salle centrale, on observe les adolescents apprendre l’artisanat du clan dans des cérémonies très impressionnantes où ils semblent danser. Leurs images bougent et se mélangent comme un kaléidoscope.
La nausée monte à mesure que le décor se trouble. Adélaïde a l’air de briller et, même sans la voir, je sais que m’arrêter là allait la décevoir.
« Rag-on-din… » Hachés, les mots roulaient sur ma langue comme une plaque de plâtre.
« Haman ! »
Le noir menaçait de tout englober dans le froid. J’ai inspiré l’air fromageux de la caverne.
« Il est temps de rentrer. » Haydar passa une main dans mon dos pour me redresser. La fatigue envoyait des décharges de douleur dans toutes mes articulations, mais rien de pire que le travail.
« On reviendra ? » Pauvre Ady… comment je devrais lui dire que non, ça sera pas possible ?
J’inspire encore, l’air brûlant tout mon être. Sa chaîne s’est emmêlée avec la mienne, alors je guide les deux vers Vincent. Si je tombe, hors de question que je l’emporte !
La connexion vibre comme une planche en plein ponçage. Je tousse. Le décor se trouble. J’accroche un maximum de choses. Les chaînes bougeant beaucoup plus vite et violemment que d’habitude, la mienne menaçant de lâcher, trop faible pour ce surplus de pression.
Ça ira.
Le Monde Physique me frappe comme une branche en pleine course. J’inspire, comme un soupire à l’envers. Je tousse. Le monde autour de moi tourne. Les couleurs s’enchaînent. La fièvre coule sur moi en gouttes de sueur.
Et le monde m’échappe à nouveau, tombant entre les doigts d’Haydar qui me rattrape. Il s’éteint avec ses lèvres sur mon front humide.
Ça ira.
La réalité me rattrape dans ma chambre d’ado, à Niederkrauter, dans l’un de mes plus gros projets. Maman se balance près de moi, un livre à moitié-lu ouvert sur son torse, ses yeux clos et sa bouche ouverte. Elle dort.
Je me redresse, la douleur envoyant des signaux d’alarme dans chaque fibre de mon être et le brouillard multicolore me retournant le ventre.
Ça ira.
Je sors mes jambes, frappée par le froid qui m’escalade et m’emprisonne jusque dans mes os. Je serre les dents, la vibration répétée dans mon crâne comme un choc qui manque de me faire tomber en arrière, la vision blanchie par la douleur. Je tiens bon.
Je me redresse, les bras brûlants appuyés sur le lit. Puis je retombe.
Le grincement active Maman.
« Haman ! »
Elle plonge dans mes bras et la douleur blanche revient. Je hoquète et elle s’éloigne, replaçant mes cheveux pour m’observer.
« Ma petite chérie ! »
Je souris du mieux que je peux alors qu’elle installe mes mèches rebelles derrière mes oreilles.
« Papa t’a prévu une cruche. »
Elle désigne l’article de poterie, tristement marqué des empruntes digitales de Léon Lafont et sa femme Agathe, née Gaudreault. La tasse qui va avec, difforme, présente une fêlure qui date du jour où Maman a fait un malaise en nous servant du café.
Papa n’a pas eu le cœur de la jeter. Il a trouvé un moyen de la rendre réutilisable.
« Haydar ? » Ma voix butte et transforme mon appel en un croassement incompréhensible.
« Tout le monde va bien, habibti. » Ses mains trouvent les miennes et le monde redevient entier et plein dans ses yeux. « Tu as réussi, tu as fait ce que personne ne peut faire. »
[1] Oiseaux au dos vert
[2] Rongeurs volants à poils longs
[3] Littéralement âme de feu, il s’agit d’arbres au bois rouge
[4] C’est ainsi qu’est appelé le cuir du Monde Onirique