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Sa quête l'avait mené à travers le vaste monde. Merlin de Solcastel était déjà un grand mage lorsqu'il fut investi de sa mission millénaire. Ces élus étaient rarissimes, il eut à cette époque l'immense honneur d'être le cinquième questeur à arpenter le monde. Impatient et encore jeune, il s'était rendu sur la terre des dragons, certain que l'objectif de son périple s'y trouvait. C'était une quête périlleuse, mais il se devait d'en être à la hauteur. Sept ans lui furent nécessaire pour pénétrer sur ce continent interdit. Parmi les humains des neufs continents, même les plus vieux sages étaient incapables d'égaler son talent. Cette puissance l'avait rendu suffisant, dans ses jeunes années.
Il apprit bien vite que même le plus faible de dragonnets est infiniment supérieur au plus grand mage humain. Son audace faillit lui coûter la vie lors de sa première rencontre. Il ne dû sa survie qu'à l'intervention de Grohglaenurral, qui devint par la suite son mentor. Un dragon blanc merveilleux, à l'apogée de sa pureté draconique. Contrairement à la majorité de sa race, il aimait les humains, et accepta de prendre le mage à présent rempli d'humilité comme disciple. Trente années durant, il cultiva sa magie sous l'œil implacable d'un maître sans pitié.
Ils devinrent proche, assez pour que Merlin lui confie la nature de sa quête. Il devait retrouver la trace des dragons de lumières, cette sous-espèce mystique de dragon dont on disait qu'elle avait atteint la pureté absolue au point que ses membres étaient devenus ubiquitaires, ne se manifestant qu'en de très rares occasions. Le monde mortel craignait la menace que pouvaient représenter de tels êtres, et l'avait chargé de trouver comment capturer ces dragons dans une forme physique, ou bien ériger des barrières protégeant les capitales des différents royaumes.
En apprenant cela, Grohglaenurral était entré dans une rage folle, dévastant son palais souterrain. Merlin ne dut sa survie qu'aux fruits de son entraînement, mais fut grièvement blessé par la fureur de son maître. Dès que celui-ci se calma, il congédia son disciple, en lui affirmant que sa quête était vouée à l'échec. Il ne le tuerait pas tout de suite, en vertu de ces trois décennies de vie commune, mais il ne voulait plus le voir, et devrait s'opposer à lui s'il persistait dans sa tâche insensée.
Aussi brisé physiquement que dans ses sentiments, le mage s'en était retourné sur la terre des hommes. Sept mois en mer à bord d'un bateau s'étaient réduits à quelques jours de vol, malgré son état diminué. Une fois remis sur pied, il était rentré chez lui pour voir comment le monde avait évolué en son absence. Alors homme d'âge mûr, il fut frappé par une réalité qui l'avait auparavant dépassé. Il existait, même parmi les humains, des individus qui dépassaient de loin ses compétences, sans même évoquer celles de sa jeunesse. Il avait beau être un génie comme peu naissent, son inexpérience lui avait masqué l'impossible taille du monde.
Il ne s'arrêta dans le fief de sa famille que le temps de rétablir Solcastel à sa gloire d'antan, sauvant sa famille du déclin enclenché par l'incompétence de sa sœur régnante. Malgré son humilité renouvelée, il ne pouvait renoncer à sa quête, elle qui était toute sa vie. Il partit à la conquête du monde, une aventure solitaire et désespérée, courant contre le temps. Doué en magie draconique, il se mit à apprendre les autres écoles de magie et absorba leur style comme une éponge. La magie astrale en particulier retint son attention, elle qui lui permettait de s'approcher de l'état intangible des dragons qu'il traquait.
Avant qu'il ne le réalise, il était à la tête de l'université astrale la plus prestigieuse. Il était devenu l'un de ces directeurs excentriques, aimé des élèves mais rarement présent, toujours à chasser un savoir ou une relique à travers le continent. Et alors qu'approchait le crépuscule de sa vie, la douloureuse réalisation de son échec se présenta à lui. Il avait accompli plus de choses que n'importe lequel de ses contemporains. Il avait même dû ajouter une grande salle pour entreposer les trophées de ses innombrables expéditions. Respecté par ses pairs, admiré par les autres, il avait même révolutionné la magie astrale en reprenant les concepts enseignés par son ancien mentor draconique.
Mais ce n'était pas là la tâche qui lui avait été confiée. Il s'était menti à lui-même, parvenant à se convaincre que maîtriser les secrets des pigments d'Albinori l'aiderait à accomplir son devoir. Et malgré tout cela, il n'avait jamais quitté son continent natal. Le monde était incroyablement vaste de ses treize continents, et lui s'était cantonné à un seul, enchaîné par son confort. La dure réalité était qu'il savait, au plus profond de lui, qu'il était incapable de parvenir à même déceler la fine essence des dragons de lumière dans cette vie. Il n'était simplement pas assez doué. Pas assez capable. C'est alors que l'idée d'un rituel profane lui vint. Il allait à l'encontre des valeurs de son royaume, et serait probablement banni. Mais c'était également sa seule option.
Il fit venir en secret un enfant atteint d'une maladie soi-disant incurable, affirmant savoir comment le guérir. En voyant le jeune garçon souffrant lui être présenté, le vieillard qui avait vécu presque un siècle commença à douter. La réalité était que le mal qui l'affligeait était bien plus bénin qu'il n'y paraissait. Les symptômes étaient impressionnants et la maladie mal connue, mais malgré ses forces déclinantes, il aurait pu soulager le jeunot d'un revers de main. À la place, il emmena le corps frêle et tremblant dans son bureau pour y pratiquer un rituel curateur, selon ses dires.
Sans cesser de douter, il allongea l'enfant sur une table de pierre, puis procéda à son savant rituel. Il extirpa sa propre âme de son corps et la projeta dans celui de son patient. L'égo du souffreteux était si faible qu'il se volatilisa à l'instant même où le puissant mage pénétrait son esprit. Sa magie conservée, il purgea son nouveau corps de tout mal avant d'enchanter la coquille vide qui était encore son enveloppe quelques instants plus tôt. Le corps déjà mort s'agita et le raccompagna auprès de sa mère en pleurs. Quelques heures plus tard, le cadavre s'était effondré, et la mort de l'archimage Merlin de Solcastel avait été proclamée. Il avait été à sa propre cérémonie funéraire, encore incertain d'avoir fait un choix de vertu. Il espérait ne pas être devenu un vieillard effrayé par l'imminence de sa propre mort, et que cette décision venait d'une volonté sincère d'accomplir sa quête.
Il vécut dix années en compagnie de cette femme, en faisant semblant d'être son fils. Il lui pressait de quitter ce village sans le moindre intérêt, mais il aurait été trop cruel de séparer cette femme de son fils après lui avoir donné l'opportunité de le revoir. Il refusait aussi de l'admettre, mais ces années furent paisibles, à la suite de la vie effrénée qu'il avait menée. Pouvoir s'allonger dans l'herbe fraîche pendant des heures, jouer avec d'autres enfants, sans avoir à se préoccuper de politique, de fonds pour l'université, et des dizaines d'expéditions qu'il préparait simultanément.
Il fut tout de même soulagé lorsqu'il quitta son village. Il avait appris l'escrime et s'était engagé dans l'armée en tant que fantassin, poste qu'il déserta avant même de rejoindre sa garnison. De nouveau libre de ses actions, le jeune homme reprit le nom de Merlin et décida, avec une nouvelle perspective, de réaliser sa quête, peu importe le temps que cela lui prendrait. Il passa sa deuxième vie à devenir maître de toutes les magies, investissant jours et nuits dans ses apprentissages. Il veilla tout de même à en pas attirer l'attention sur lui, et Merlin de Chanvresac transcenda les limites humaines en devenant le premier maître de tous les arcanes dans l'anonymat le plus total. À son plus grand désarroi, la magie du temps ne lui permis pas d'allonger l'espérance de vie de son vaisseau, qu'il dû à nouveau quitter à l'approche de sa quatre-vingt dixième année.
Sa troisième vie fut celle d'un aventurier. Il avait pris possession d'un enfant de forte carrure qui s'était brisé les jambes en tombant dans une crevasse. Il explora avant tout le continent d'Elm, qu'il connaissait déjà bien, puis parcourut réellement le monde. Il commença par les continents dominés par les hommes, faisant du vaste désert de Salmarides sa première étape. Il manqua d'y perdre la vie à de multiples reprises, et comprit que le sacrifice de sa deuxième vie était ce qui l'avait sauvé à plus d'un titre. Il se fit des amis, des compagnons de voyages pour la plupart, en évitant chaque fois de réellement s'attacher. Il survécut à chacune de ses connaissances, et leurs visages s'effacèrent bien vite de sa mémoire.
Il se rendit dans les tombes maudites des anciens rois du désert, combattit les scolopendres des dunes mouvantes et vainquit le seigneur démoniaque que d'autres aventuriers inconscients avaient éveillé. Puis, au bout de seize années à arpenter le sable, il embarqua pour le continent de Torz. Il longea la fine bande de terre reliant les deux continents jusqu'au grand port de Vilzréa. Les hautes montagnes de l'Est étaient réputées pour receler nombre de trésors mais être le repos d'un redoutable dragon. Il avait affronté la bête, en réalité bien faible en comparaison de son ancien maître Grohglaenurral, et libéré la chaîne montagneuse de son joug.
Il traversa la steppe centrale à deux de cheval en compagnie des nomades guerriers jusqu'aux profondes forêts des elfes reclus. Il remonta entièrement le fleuve Ikineta qui séparait le continent de Gall en deux. Il assista les nains des montagnes d'argent dans leur révolte contre les esclavagistes elkens. Il foula les terres d'Ankäshær jusqu'aux confins septentrionaux d'Alkénor. Il trouva une piste dans l'Hiver, avant de traverser le pôle jusque dans les terres de Vormyrach.
Il avait été tour à tour mage, guerrier et marchand, homme comme femme. Ses identités se mélangeaient, mais il n'oublia jamais sa quête. Pour cela, il n'abandonna jamais le nom de Merlin. Tous les deux siècles environ, il visitait Solcastel, le domaine qui l'avait vu grandir et qu'il regardait à présent s'épanouir, décliner puis rejaillir de ses ruines. Peu de maisons avaient aussi bien survécu à l'épreuve du temps, et il n'y était pas étranger. Un sentimentalisme comme il en faisait peu preuve le gardait rattaché à cet endroit dont il ne portait plus le nom, et il veillait dessus tel un ange gardien invisible.
Il croisa plusieurs arpenteurs qui, tout comme lui, avaient été confiés des quêtes millénaires. Trois d'entre eux étaient des hauts elfes, naturellement bénis d'immortalité, l'autre était une humaine comme lui, qui refusa de divulguer le secret de sa longévité, tout comme Merlin n'était pas disposé à le faire. De nombreuses missions aussi ambitieuses furent confiées, mais il réalisa que bien peu de ces élus parvenaient à transcender leur condition mortelle et à accomplir leur devoir. Mais la disparition d'Errylei conforta le mage dans l'idée que sa tâche était réalisable. L'elfe avait passé sept millénaires à rechercher des éclats de réalité extérieures, et sa fin était signe qu'il avait finalement achevé sa quête.
Plus jamais il ne perdit de vue son objectif véritable, même après des millénaires d'errance. Il était devenu capable de sentir l'existence des dragons de lumière, et même de deviner leurs manifestations passées. Il ria un jour durant lorsqu'il découvrit que son intuition originale était la bonne, et que la dernière fois qu'un grand groupe de ces dragons était entré dans le plan matériel, c'était vingt ans après qu'il ne soit arrivé dans les terres draconiques, alors même qu'il subissait son entraînement infernal.
Il revint sur le continent des dragons pour la première fois depuis qu'il en avait été chassé, sous les traits de Merlin de Méhtivl, un petit garçon. Il n'avait rien à voir avec celui qu'il était autrefois, mais il en fallait plus pour tromper le regard affûté de Grohglaenurral, qui le reconnut dès que leurs regards se croisèrent. Il sut aussitôt que son jeune élève avait persévéré dans sa quête, malgré ses avertissements. En hurlant de rage, il l'attaqua. Mais le fantastique dragon se faisait vieux, et son apogée était loin derrière lui. Contrairement aux forces du mage qui n'avaient fait que croître depuis son exil. L'élève surclassa le maître non sans difficulté, et ce fut le cœur lourd que Merlin porta le coup fatal. Mais il ne pouvait se détourner de sa mission, et il savait que son mentor ne se serait jamais rendu.
Il découvrit la hiérarchie draconique si mystérieuse en parcourant les souvenirs de son adversaire défait, et apprit que le vieux dragon avait été ce qui s'approchait le plus d'un souverain pour son espèce. Il était également le protecteur du tertre immaculé, le plateau au-dessus duquel les dragons de lumière se manifestaient pour apporter leur sagesse infinie à leurs frères dragons. Ne se souciant désormais plus de désacraliser un lieu saint, il s'y rendu pour communier avec l'essence résiduelle de ces êtres qui étaient aussi proches du divin qu'on pouvait l'être. À sa grande surprise, ils lui répondirent, et lui indiquèrent un lieu de réunion.
Le plateau de Solcastel. Les dragons réalisaient-ils l'ironie de leur choix ? Probablement. Ces êtres, à la frontière de l'omniscience, n'ignoraient rien de l'identité de leur poursuivant. Ils le convoquaient dans son domaine, sans doute pour lui montrer que leur domaine était le ciel, la terre et tout ce qui composait le monde. Quelque chose, pourtant, leur avait échappé. Merlin se manifesta sur une colline, en vue du plateau. Sans doute ignoraient-ils pourquoi il avait entretenu sans relâche le domaine de Solcastel, en faisant le plus vieux duché au monde. Ce n'était pas que par attachement pour ses racines. Il avait entretenu son piège au fil des millénaires, et il était finalement prêt à l'accomplir.
L'énergie qui imprégnait faiblement l'air se concentra soudainement en altitude, au-dessus du plateau. En un instant, la présence ténue avait disparue, concentrée en un point. Les nuages se courbèrent pour s'écarter de la soudaine explosion d'énergie. L'onde de choc se propagea jusqu'à là où Merlin se trouvait, faisant s'envoler les feuilles tombées au sol. Lui ne bougea pas, empli de sentiments contraires. Il voyait enfin l'objet de sa si longue traque. Il s'était attendu à un essaim de dragons majestueux qui arpenteraient la terre sous une forme abstraite. Au lieu de cela, les formes dessinées par la lumière intense étaient celles de deux amphiptères. Ce dernier point faisait sens, des êtres d'énergie pure n'avaient pas d'intérêt à posséder de vulgaires pattes. Mais seulement deux ? Il avait investi l'intégralité de centaines de vies dans la traque de deux individus ?
Mais il ne se trompait pas. C'est presque avec dépit qu'il activa son piège. Une vague de ténèbre enveloppa le plateau et monta jusqu'au ciel, masquant le soleil. Le grand mage pouvait ressentir la détresse et l'incompréhension qui s'était emparé de ses proies. Il était certain qu'elles étaient incapables de franchir la barrière, alors il passa à la deuxième phase de son plan. Avant de disparaître, Errylei avait remis ses découvertes au grand conseil elfique, auquel il avait assisté en qualité d'arpenteur. La nouvelle forme de magie que permettaient ces éclats avait été jugée trop dangereuse pour être révélée, et Merlin en avait été désigné gardien
Il n'avait jamais transmis ce secret, mais les éclats qu'il avait reçu ce jour-là étaient disposés selon un schéma très précis sur le plateau de Solcastel. Et grâce à eux, il pouvait invoquer à la surface du monde des créatures abominables surgies des profondeurs du Gouffre. Il s'était contenté d'ouvrir le portail, et le démon qui en émergeait ferait le reste. Piégés dans leur forme matérielle, les dragons de lumières seraient incapables de résister à la malveillance s'échappant de cet abysse. Solcastel tomberait dans l'opération, mais c'était pour ce moment précis que Merlin avait entretenu le domaine si longtemps. Il avait rempli son rôle, et il était temps pour sa famille de retourner à l'obscurité.
Sa quête millénaire serait bientôt accomplie. Ces dragons, craints par des rois morts et oubliés, ne seraient plus une menace pour personne. Le portail disparaîtra à leur suite, emportant avec lui les engeances abjectes qui tenteraient d'en sortir, et il serait enfin libéré de son serment éternel. Merlin se demanda à quoi ressemblait le néant qui devait être las de l'attendre. Quelques minutes, et il pourra apposer le point final à sa trop longue histoire.